Si c'est un homme
hasard, ils entendirent Charles prononcer mon prénom à l'italienne, et dès lors ils ne cessèrent plus de gémir et d’y recourir.
Naturellement, à condition d'en avoir les moyens et la force, je ne demandais pas mieux que de les aider ; ne fût-ce que pour ne plus entendre leurs cris obsédants. Le soir, une fois achevées toutes les tâches de la journée, surmontant ma fatigue et mon dégoût, je me traînai à tâtons jusqu'à eux, le long de l'immonde couloir obscur, avec une gamelle d'eau et les restes de la soupe du jour.
Le résultat fut que dès ce moment-là, le service Dysenterie tout entier se mit à invoquer mon nom jour et nuit, avec les accents de toutes les langues d'Europe, accompagnant
cette
imploration
de
prières
incompréhensibles qu'il m'était absolument impossible d'exaucer. Je me sentais au bord des larmes, je les aurais maudits.
La nuit nous réserva de mauvaises surprises.
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Lakmaker, dont la couchette se trouvait au-dessous de la mienne, n'était plus qu'un pauvre débris humain.
C'était (ou plutôt il avait été) un juif hollandais de dix-sept ans, grand, maigre, affable. Il était alité depuis trois mois et on se demande comment il avait échappé aux sélections. Il avait d'abord eu le typhus, puis la scarlatine
; entretemps nous avions décelé chez lui une grave malformation cardiaque, et pour finir il était couvert d'escarres au point de ne pouvoir rester allongé que sur le ventre. Avec tout ça, un appétit féroce. Il ne parlait que le hollandais, et aucun de nous ne le comprenait.
Ce fut peut-être à cause de la soupe aux choux et aux navets, dont Lakmaker avait voulu deux rations.
Toujours est-il qu'au milieu de la nuit il se mit à gémir, puis se jeta à bas de son lit. Il tenta d'atteindre le seau, mais il était trop faible et s'écroula, pleurant et criant très fort.
Charles alluma la lumière (l'accumulateur se révéla providentiel) et nous pûmes constater la gravité de l'accident. La couchette de Lakmaker et le plancher étaient souillés. L'odeur, dans l'atmosphère confinée, devenait rapidement insupportable. Nous n'avions qu'une toute petite réserve d'eau et pas la moindre couverture ou paillasse de rechange. Et le malheureux garçon, avec son typhus, constituait un terrible foyer d'infection ; par ailleurs, il était hors de question de le laisser toute la nuit sur le plancher, à gémir et grelotter au milieu des excréments.
Charles descendit du lit et s'habilla en silence.
Tandis que je tenais la lampe, il découpa au couteau tous les endroits sales de la paillasse et des couvertures; puis, soulevant Lakmaker avec la délicatesse d'une mère, il le nettoya tant bien que mal avec de la paille tirée du matelas, et le déposa à bout de bras sur le lit refait, dans
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la seule position que le malheureux pût supporter. Il racla le plancher avec un bout de tôle, délaya un peu de chloramine, et répandit partout du désinfectant, y compris sur lui-même.
Je mesurais son abnégation à la fatigue qu'il m'aurait fallu vaincre pour faire ce qu'il faisait.
23 janvier. Notre réserve de pommes de terre était épuisée. Depuis plusieurs jours, le bruit courait qu'il y avait non loin du camp, quelque part de l'autre côté des barbelés, un énorme silo de pommes de terre.
Il faut croire que quelque pionnier méconnu avait fait de patientes recherches, ou que quelqu'un connaissait l'endroit avec précision, car le matin du 23
un tronçon de barbelés avait été arraché, et une double procession de misérables entrait et sortait par cette brèche.
Nous nous mîmes donc en route, Charles et moi, dans le vent de la plaine livide. Nous dépassâmes la barrière abattue.
— Dis donc, Primo, on est dehors !
Eh bien oui ! pour la première fois depuis le jour de mon arrestation, je me trouvais libre, sans gardiens armés, sans barbelés entre ma maison et moi.
Les pommes de terre étaient là, à quatre cents mètres du camp peut-être : un trésor. Deux très longues fosses, pleines de pommes de terre recouvertes de couches alternées de terre et de paille pour les protéger du gel. Personne ne mourrait plus de faim.
Mais ce fut un rude labeur que leur extraction. Le gel avait rendu la surface du sol dure comme du marbre. En donnant de grands coups de pioche, on arrivait à entamer la croûte et à mettre à nu la réserve, mais la plupart préféraient se glisser dans les excavations faites
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par
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