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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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eut une petite étincelle. La batterie était chargée.
    Le soir, nous avions l'électricité dans notre chambre.
    De mon lit, je voyais par la fenêtre un bon morceau de route : depuis trois jours déjà la Wehrmacht en fuite y défilait par vagues successives. Blindés, chars « tigres »
    camouflés en blanc, Allemands à cheval, Allemands à bicyclette, Allemands à pied, avec ou sans armes. Le fracas des chenilles résonnait dans la nuit bien avant l'apparition des tanks.
    Ça roule encore ? demandait Charles.
    Ça roule toujours.
    Cela semblait ne jamais devoir finir.
    21 janvier. Pourtant cela finit. A l'aube du 21, la plaine nous apparut déserte et rigide, blanche à perte de vue sous le vol des corbeaux, mortellement triste.
    J'aurais presque préféré voir encore quelque chose bouger. Même les civils polonais avaient disparu, calfeutrés Dieu sait où. Même le vent semblait s'être arrêté. Je n'avais qu'un désir : rester au lit sous les couvertures, m'abandonner à la fatigue totale des muscles, des nerfs et de la volonté ; attendre que la fin vienne, ou qu'elle ne vienne pas, peu importait : comme un mort.
    – 207 –

    Mais déjà Charles avait allumé le poêle, l'homme Charles, si vivant, si confiant, si amical, et voilà qu'il m'appelait au travail :
    — Vas-y, Primo, descends-toi de là-haut; il y a Jules à
 attraper par les oreilles...
    « Jules », c'était le seau hygiénique qu'il fallait chaque matin prendre par les poignées et aller vider dans la fosse d'aisances : notre première besogne de la journée ; et si on pense qu'il n'était pas possible de se laver les mains et que trois d'entre nous avaient le typhus, on comprendra que ce n'était pas un travail agréable.
    Nous devions inaugurer les choux et les navets.
    Tandis que nous étions dehors, moi à chercher du bois, et Charles à ramasser de la neige pour l'eau, Arthur recruta parmi les malades qui pouvaient rester assis des volontaires pour la corvée d'épluchage. Towarowski, Sertelet, Alcalai et Schenk répondirent à l'appel.
    Sertelet était lui aussi un paysan des Vosges ; il avait vingt ans et paraissait en bonne forme, mais on remarquait dans sa voix de sinistres résonances nasales qui s'accentuaient de jour en jour, comme pour nous rappeler que la diphtérie pardonne rarement.
    Alcalai venait de Toulouse, juif, vitrier de son métier, c'était un homme très calme et posé, il avait un érésipèle facial.
    Schenk était un commerçant juif slovaque relevant du typhus, il avait un formidable appétit, de même que Towarowski, juif franco-polonais, sot et bavard, mais dont l'optimisme communicatif était précieux pour notre communauté.
    Ainsi donc, tandis que les malades maniaient le couteau, assis chacun sur sa couchette, Charles et moi
    – 208 –

    nous nous lançâmes à la recherche d'un endroit possible pour faire la cuisine.
    Une saleté indescriptible avait envahi toutes les parties du camp. Les latrines, que naturellement personne ne se souciait plus d'entretenir, étaient toutes bouchées, et les malades de dysenterie (plus d'une centaine) avaient souillé tous les coins du K.B , rempli tous les seaux, tous les bidons qui servaient pour la soupe, toutes les gamelles. On ne pouvait faire un pas sans regarder ou on mettait les pieds, il était impossible de se déplacer dans le noir En dépit du froid, qui était toujours intense, nous pensions avec horreur à ce qui arriverait en cas de dégel les infections se propageraient sans recours possible, la puanteur deviendrait insupportable, et la neige une fois fondue, nous resterions définitivement privés d'eau.
    Après de longues recherches, nous trouvâmes finalement, dans un local qui servait auparavant de lavabos, un bout de plancher à peu près acceptable. Nous y fîmes du feu, puis, pour gagner du temps et éviter les complications, nous nous désinfectâmes les mains en les frictionnant avec de la chloramine délayée dans de la neige.
    Le bruit qu'il y avait quelque part une soupe sur le feu se répandit rapidement dans la foule des demi-vivants, il se forma à notre porte un rassemblement de visages faméliques Charles, brandissant la louche, leur tint en français un discours bref et énergique qui n'eut pas besoin de traduction.
    La plupart se dispersèrent, mais l'un d'eux se fit connaître. C'était un Parisien, tailleur de luxe, disait-il, malade des poumons. En échange d'un litre de soupe, il se faisait fort de nous tailler des habits dans

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