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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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chantait.
    Aucun de nous ne se sentait la force de faire les deux kilomètres qui nous séparaient du camp anglais et d'en revenir ensuite pesamment chargé. Mais, indirectement, l'heureuse expédition s'avéra une bonne affaire pour beaucoup d'entre nous. L'inégale répartition des biens provoqua un regain du commerce et de l'industrie. Dans notre petite chambre infestée de maladies naquit une fabrique de bougies, pourvues de mèches imbibées d'acide borique et coulées dans des moules en carton.
    Les riches de la baraque 14 écoulaient la totalité de notre production, nous payant avec du lard et de la farine.
    C'était moi qui avais trouve le bloc de cire vierge dans l'Elektromagazin (l'entrepôt de matériel électrique) Je me rappelle encore l'expression désappointée de ceux qui me virent partir avec, et du dialogue qui s'ensuivit
    – 217 –

    — Qu'est-ce que tu vas en faire ?
    Ce n'était pas le moment de divulguer un secret de fabrication Je m'entendis prononcer mot pour mot la réponse que j'avais si souvent entendue dans la bouche des anciens du camp, et ou s'exprime leur principal titre de gloire leur qualité de « bons prisonniers », de débrouillards qui savent toujours se tirer d'affaire
    — Ich verstehe verschiedene Sachen (Je m'y connais
 en pas mal de choses )
    25 janvier. Ce fut le tour de Somogyi. C'était un chimiste hongrois d'une cinquantaine d'années, grand, maigre et taciturne. Comme le Hollandais, il se remettait lentement du typhus et de la scarlatine, mais il se produisit quelque chose de nouveau. Il fut pris d'une très forte fièvre. Depuis cinq jours peut-être, il n'avait pas prononcé un mot, quand il ouvrit la bouche ce jour-la, ce fut pour nous dire d'une voix ferme.
    — J'ai une ration de pain sous ma paillasse.
    Partagez-la 
entre vous trois. Moi, je ne mangerai plus.
    Nous ne trouvâmes rien à répondre, mais ne touchâmes pas au pain dans l'immédiat. Toute une moitié de son visage avait enflé. Tant qu'il fut conscient, il resta enfermé dans un silence obstiné.
    Mais le soir, et toute la nuit, et pendant deux longs jours, le délire eut raison de son silence. Livré à un ultime et interminable rêve de soumission et d'esclavage, il se mit à murmurer « Jawohl » chaque fois qu'il respirait, au rythme continu et régulier d'une machine, «
    Jawohl » à chaque fois que sa pauvre cage thoracique s'abaissait, « Jawohl » des milliers de fois, à nous faire venir l'envie de le secouer, de l'étouffer, ou au moins de l'obliger à dire autre chose.
    Jamais comme alors je n'ai compris combien la mort d'un homme est laborieuse.
    – 218 –

    Dehors, c'était toujours le grand silence. Le nombre des corbeaux avait beaucoup augmenté, et nous savions tous pourquoi. Le dialogue de l'artillerie ne revenait plus que de loin en loin.
    Nous nous répétions l'un l'autre que les Russes n'allaient pas tarder à arriver, qu'ils seraient là demain ; tout le monde le proclamait bien haut, tout le monde en était sûr, mais personne ne parvenait à se pénétrer sereinement de cette idée. Car, au Lager, on perd l'habitude d'espérer, et on en vient même à douter de son propre jugement. Au Lager, l'usage de la pensée est inutile, puisque les événements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible ; il est néfaste, puisqu'il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur, qu'une loi naturelle d'origine providentielle se charge d'émousser lorsque les souffrances dépassent une certaine limite.
    Comme on se lasse de la joie, de la peur, et de la douleur elle-même, on se lasse aussi de l'attente. Arrivés le 25 janvier, huit jours après la rupture avec le monde féroce du Lager — qui n'en restait pas moins un monde
    —, nous étions pour la plupart trop épuisés même pour attendre.
    Le soir, autour du poêle, encore une fois Charles, Arthur et moi, nous nous sentîmes redevenir hommes.
    Nous pouvions parler de tout. J'écoutais avec passion Arthur qui racontait les dimanches de Provenchères dans les Vosges, et Charles pleurait presque quand j'évoquai l'armistice en Italie, les débuts troubles et désespérés de la résistance des Partisans, l'homme qui nous avait trahis et notre capture dans les montagnes.
    Dans le noir, derrière nous et au-dessus de nous, les huit malades ne perdaient pas un mot de notre conversation, même ceux qui ne comprenaient pas le
    – 219 –

    français. Seul Somogyi s'acharnait à confirmer sa dédition

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