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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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mon lit ; ici que me retenait désormais le lien qui nous unissait, nous les onze malades de l'Infektionsabteilung.
    On entendait, à intervalles très espacés, le fracas proche et lointain des échanges d'artillerie, et de temps en temps un crépitement de fusils automatiques. Dans
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    l'obscurité, trouée seulement par le rougeoiement des braises, nous restions assis, Charles, Arthur et moi, à fumer des cigarettes d'herbes aromatiques trouvées aux cuisines, et à parler de bien des choses du passé et de l'avenir. Au milieu de l'immense plaine occupée par le gel et la guerre, dans cette petite chambre obscure remplie de germes, nous nous sentions en paix avec nous-mêmes et avec le monde. Nous étions rompus de fatigue, mais nous avions l'impression, après si longtemps, d'avoir finalement fait quelque chose d'utile ; comme Dieu peut-être au soir du premier jour de la Création.
    20 janvier. L'aube parut : j'étais de service pour allumer le poêle. En plus d'une faiblesse générale, mes articulations douloureuses me rappelaient à chaque instant que ma scarlatine était loin d'être guérie. L'idée de devoir me plonger dans l'air glacial pour aller chercher du feu dans les autres baraques me faisait trembler d'horreur.
    Je me rappelai les pierres à briquet ; j'imbibai d'alcool un morceau de papier, sur lequel je raclai patiemment une des pierres jusqu'à ce qu'elle eût formé un petit tas de poudre noire, puis je me mis à racler plus fort avec le couteau. Il y eut quelques étincelles, puis la poudre déflagra, faisant jaillir sur le papier la petite flamme pâle de l'alcool.
    Arthur descendit de sa couchette avec enthousiasme et fit réchauffer des pommes de terre bouillies de la veille, à raison de trois par personne ; après quoi, toujours affamés et frissonnants, nous repartîmes tous deux en éclaireurs dans le camp dévasté.
    Il ne nous restait plus que deux jours de vivres (en l'occurrence des pommes de terre) ; pour l'eau, nous en étions réduits à faire fondre de la neige : l'opération était
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    laborieuse car nous manquions de grands récipients; on obtenait un liquide trouble et noirâtre, qu'il fallait filtrer.
    Le camp était silencieux. Nous croisions d'autres spectres affamés, partis eux aussi en expédition, la barbe longue, les yeux caves, les membres squelettiques et jaunâtres flottant dans des guenilles. D'un pas mal assuré, ils entraient et sortaient, revenant des baraques désertes avec les objets les plus hétéroclites : haches, seaux, louches, clous ; tout pouvait servir, et les plus clairvoyants avaient déjà en vue de fructueux échanges avec les Polonais de la campagne avoisinante.
    Aux cuisines, deux de ces créatures se disputaient les quelques dizaines de pommes de terre pourries encore disponibles. Agrippés l'un à l'autre par leurs vêtements en loques, ils se battaient avec des gestes curieusement lents et flous, proférant entre leurs lèvres gelées des injures en yiddish.
    Il y avait dans la cour de l'entrepôt deux grands tas de choux et de navets (de ces gros navets insipides qui constituaient la base de notre alimentation). Ils étaient tellement gelés qu'on ne pouvait les détacher qu'à coups de pioche. En nous relayant et en frappant de toutes nos forces, nous réussîmes, Charles et moi, à en extraire une cinquantaine de kilos. Mais ce n'est pas tout : Charles dénicha un paquet de sel, et (« une fameuse trouvaille ») un bidon d'une cinquantaine de litres d'eau transformée en bloc de glace.
    Nous chargeâmes le tout sur une charrette à bras (de celles qui servaient auparavant à apporter la soupe aux baraques : il y en avait un grand nombre abandonnées un peu partout), et nous rentrâmes en la poussant péniblement dans la neige.
    Ce jour-là, nous nous contentâmes encore de pommes de terre bouillies et de tranches de navets
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    grillées sur le poêle, mais Arthur nous promit pour le lendemain d'importantes innovations.
    Dans l'après-midi, je me rendis à l'ex-dispensaire, à la recherche de quelque chose d'utile. On était déjà passé par là : tout avait été mis sens dessus dessous par des pillards inexperts. Pas une bouteille qui ne fût brisée ; sur le plancher, une épaisse couche de chiffons, d'excréments et de bandages ; un cadavre nu et convulsé.
    Mais je tombai sur quelque chose qui avait échappé à mes devanciers : une batterie de camion. J'en touchai les pôles avec mon couteau : il y

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