Sur le quai
s’asseoir à quelques mètres d’Alexandre
Caillard.
Il s’installe de manière ostentatoire parallèlement à la table.
Se rejetant en arrière sur sa chaise en équilibre sur deux pieds et
allongeant ses jambes devant lui dans la travée, comme pour en
interdire l’accès.
Le plus âgé, la quarantaine, se dirige vers la table d’Alexandre
Caillard à qui le garçon vient d’apporter sa commande.
Alexandre Caillard ne réalise pas immédiatement quand il voit
l’inconnu s’asseoir en face de lui.
Il va pour mordre son sandwich mais reste la bouche ouverte.
– Du calme, cher monsieur Caillard, dit l’inconnu en posant
fermement sa main sur l’avant-bras d’Alexandre. Du calme. Nous
allons, nous Espagnols, faire la connaissance des jeunes Français
en ce moment. Bien que nous eussions préféré que ce soit en
d’autres circonstances.
Un instant, Alexandre Caillard a stupidement pensé qu’il
s’agissait d’une erreur.
Il a reçu comme un coup de poing invisible au plexus et se sent
mentalement groggy.
– Votre café va refroidir, monsieur Caillard, dit l’inconnu
en retirant sa main. Je vous en prie, ajoute-t-il en indiquant de
la tête la tasse d’Alexandre.
En s’engageant dans cette action clandestine, Alexandre Caillard
a parfois imaginé qu’il pourrait se faire arrêter.
Il l’a imaginé mais ne l’a jamais réellement pensé. Dans cette
nuance réside l’erreur. Il ne peut plus, à présent, envisager de se
faire arrêter. Il en est totalement incapable. Cela lui est
impensable, inconcevable.
Le commissaire le fixe, matois, suivant le cheminement des
bribes de pensée d’Alexandre Caillard.
– Mais qui… qui êtes-vous ? articule difficilement ce
dernier, qui vient de réaliser pleinement qu’il ne s’agit pas d’une
erreur mais de quelque chose de menaçant.
Il dirige son regard vers l’autre inconnu qui, sa chaise
toujours en équilibre sur les pieds arrière, le regarde, à demi
retourné, avec un sourire carnassier.
– Votre réponse sera la bonne, répond le policier. Mais
n’ayez crainte, nous ne vous voulons aucun mal. Nous ne voulons pas
gâcher votre bref séjour chez nous. Au contraire, nous aimerions
que vous puissiez rentrer en France en ne gardant qu’un bon
souvenir de notre hospitalité.
Alexandre Caillard s’efforce de se ressaisir. Vainement.
Un frissonnement le saisit. Il n’est plus dû à la fraîcheur d’un
matin d’avril.
Inutilement, il tente de le contrôler, de renouer le fil de sa
pensée.
– Vous savez, reprend le policier, les prisons espagnoles
ne sont guère réjouissantes. C’est ce que dit votre propagande,
n’est-ce pas ? Elle dit aussi que nous sommes des
tortionnaires fascistes… C’est vrai, il nous arrive de torturer ces
fous et ces criminels qui veulent s’attaquer à l’ordre espagnol qui
fait régner la paix civile, ces ennemis de l’Espagne que sont les
anarchistes et les communistes. Mais vous n’êtes pas un terroriste.
Vous vous êtes seulement laissé entraîner. L’enthousiasme de la
jeunesse, dit-il en souriant. Vous n’avez pas commis de crime,
alors ne gâchez pas tout. Entendons-nous, tout simplement,
conclut-il en durcissant imperceptiblement le ton.
Alexandre Caillard ne sait plus où il en est. Il passe du
ludique au réel en chute libre.
Le commissaire, lui, le sait où il en est.
Il est même là pour le rattraper. Amortir la chute.
Appuyé contre le dossier de la chaise, il attend patiemment.
– Que voulez-vous ? demande Alexandre Caillard d’une
voix incertaine.
C’est le genre de question qu’affectionne particulièrement le
policier.
– D’abord, votre passeport, répond-il en tendant le bras,
comme gage de votre bonne foi. Ensuite, que nous bavardions,
simplement, comme des amis que nous allons devenir, ajoute-t-il
avec un sourire mi-doux, mi-féroce tout en dodelinant de la
tête.
Alexandre Caillard sort son passeport de la poche intérieure de
sa veste.
– Mais je n’ai rien à vous dire, dit-il en le tendant
maladroitement au policier. Je ne sais rien.
– Je sais, dit le commissaire d’un ton compréhensif. On croit ne
rien savoir, mais on en sait toujours plus qu’on ne le croit. Et ce
que vous savez nous intéresse beaucoup.
– C’est la première fois que je viens en Espagne, dit Alexandre
Caillard.
– Ça, nous le savons. Mais, voyez-vous, monsieur Caillard, nous
voudrions que les choses se passent vraiment bien entre nous. Il y
a un train
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