Alain
Pecunia
Sur le quai
[email protected] © Alain Pecunia, 2012.
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– Dis, mon Minou, c’était qui ce coup de fil ?
Il détestait cette habitude qu’avait sa femme de l’appeler
« mon Minou ». À cinquante-sept ans, il trouvait ça
ridicule. Surtout que c’était devenu chez elle un tic langagier en
toute circonstance, aussi bien en privé qu’en public. Au point que
cela avait failli lui coûter ses dernières élections municipales
quand ses opposants de l’extrême gauche avaient fait expédier par
la poste, à chacun de ses électeurs potentiels, un tract rédigé
sous forme de fable de La Fontaine, intitulé « Les Fredaines
de Mon Minou », l’histoire d’un matou voluptueux et jouisseur,
opportuniste et rusé, avide de pouvoir et de reconnaissance
sociale. Moralement immonde, politiquement veule. Visant la royauté
d’un minuscule royaume que lui disputait le « Paon
paonnant » – ça, c’était une allusion à son adversaire, un
ancien ténor du parti socialiste qui avait eu maille à partir avec
la justice et qui avait été envoyé là pour se refaire une virginité
politique en recommençant au bas de l’échelle. Mais qui tenait
toujours à ce qu’on l’appelle « monsieur le ministre ».
Même au purgatoire.
Par bonheur pour « Mon Minou », son rival socialiste,
le seul sérieux du point de vue de l’arithmétique électorale, qui
brandissait sa sexualité tel un étendard de procession, n’était pas
en odeur de sainteté, quoique bel homme, auprès de la mère
supérieure du couvent sis sur sa circonscription électorale. Les
quinze moniales votèrent « Mon Minou » comme un seul
homme. Ce qui fit la différence.
Et ça avait tenu à bien peu de chose.
Simplement parce que la supérieure était en conflit avec
l’évêché et que l’évêque du diocèse avait ostensiblement marqué une
préférence pour l’ancien ministre. Non pas par penchant politique
ou sexuel de sa part, bien sûr que non, mais simplement parce que
le ministre n’était pas franc-maçon et que « Mon Minou »,
si.
– Tu m’écoutes, mon Minou ?
Le ton sucré qu’avait employé sa femme l’exaspéra, comme chaque
fois qu’elle en usait.
Pour une fois, Alexandre Caillard préféra n’en rien montrer.
– Une erreur de numéro. Ça a raccroché, dit-il d’une voix
blanche.
Sa femme se planta devant son bureau.
– Encore une erreur ? Tu ne crois pas qu’il y en a
beaucoup en ce moment. Ne serait-ce pas plutôt encore une de tes
maîtresses ? D’ailleurs, je t’ai entendu parler.
Il la regarda un bref instant par-dessus ses lunettes de lecture
demi-lune. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à retrouver
dans ce visage boursouflé par l’alcool les traits de celui qu’il
avait aimé une trentaine d’années plus tôt. Encore moins s’il
baissait le regard sur son corps enveloppé dans un peignoir qui lui
découvrait les cuisses. Même Boucher n’aurait pas osé peindre ce
corps-là.
– Écoute, Dany, ce n’était pas une de mes maîtresses et je
n’ai pas envie de me disputer avec toi. Je n’ai pas la tête à ça en
ce moment. J’ai une affaire difficile à plaider.
Il tapota du plat de la main le dossier ouvert devant lui et
qu’il était en train de consulter lorsque le téléphone avait sonné
quelques instants plus tôt, provoquant l’intrusion de sa femme dans
son sanctuaire.
Elle lui trouva un air pitoyable. Qu’elle ne lui avait jamais
connu au cours de toutes ces longues années de pauvre vie
« commune ». Lui, le grand avocat si sûr de lui, si
arrogant, qui n’avait cessé de voler de succès en succès. Maître
Caillard ! La terreur des prétoires.
Alexandre Caillard descendit de son piédestal.
– Bon, peux-tu me laisser travailler à présent ?
dit-il d’un ton suppliant.
Le visage flasque de sa femme resta inexpressif. Elle dissimula
son étonnement.
Danielle Caillard haussa les épaules, resserra la ceinture de
son peignoir entrebâillé et se retira en traînant volontairement
ses pantoufles.
Ce qui avait le don d’exaspérer son mari. Elle le savait.
– Je te souhaite une bonne journée, mon Minou, lui
jeta-t-elle d’un ton mielleux en refermant la porte