Taï-pan
trouver en faute, de lui réduire ses rations, de lui faire faire toutes les corvées pénibles, de l’envoyer dans les haubans par gros temps, de le taquiner méchamment. La moindre peccadille et il faisait attacher Struan à la misaine et fouetter au chat à neuf queues.
Struan était resté deux ans à bord du Vagrant Star . Et puis une nuit, le navire heurta un récif dans le détroit de Malacca et coula. Struan avait gagné la terre à la nage et s’était rendu tant bien que mal à Singapour. Plus tard, il avait appris que Brock avait survécu aussi et cela lui fit grand plaisir. Il voulait se venger, à sa façon, et à son heure.
Struan s’était embarqué sur un autre navire. À ce moment, la Compagnie des Indes britannique autorisait de nombreux capitaines marchands indépendants, soigneusement triés sur le volet, à vendre à des prix avantageux leur opium du Bengale. La Compagnie se mit à faire des bénéfices énormes et à acquérir des quantités considérables d’argent en lingots. La Guilde chinoise des Marchands et les mandarins fermèrent les yeux sur le trafic illicite, car eux aussi, ils gagnaient gros. Et ces bénéfices, étant secrets, n’étaient pas soumis aux terribles impôts impériaux.
L’opium devint le commerce principal. La Compagnie eut vite fait de monopoliser le stock mondial d’opium, en dehors de la province du Yunnan et de l’Empire ottoman. En vingt ans, l’argent échangé contre l’opium de contrebande égala l’argent qui était dû pour le thé et la soie.
Enfin, la balance commerciale s’équilibrait. Puis elle pencha de l’autre côté, car il y avait vingt fois plus de clients chinois qu’occidentaux, et la Chine vit s’épuiser ses réserves monétaires. La Compagnie offrit d’autres marchandises pour endiguer le flot. Mais l’empereur restait intraitable : de l’argent contre le thé.
Struan avait alors vingt ans et il était capitaine de son propre navire pour le trafic de l’opium. Brock était son rival principal. Ils se concurrençaient sans scrupule. En six ans, Struan et Brock devinrent les maîtres de ce commerce.
On appela les trafiquants d’opium les « marchands chinois ». Ils étaient intrépides, durs, et formaient un groupe de capitaines-propriétaires individualistes – Anglais, Écossais et parfois Américains – qui pilotaient nonchalamment leurs petits navires dans des eaux inconnues et pour qui le danger était quotidien. Ils prenaient la mer pour faire du commerce pacifique, pour gagner de l’argent et non pour conquérir. Mais s’ils avaient à affronter des mers hostiles ou des agressions, leurs navires devenaient des vaisseaux de combat. Et s’ils ne se battaient pas bien, leurs navires disparaissaient et ils étaient bientôt oubliés.
Les marchands chinois ne tardèrent pas à s’apercevoir que tandis qu’ils prenaient tous les risques, la Compagnie empochait presque tous les bénéfices. De plus, ils étaient totalement exclus du commerce légal – et extrêmement lucratif – du thé et de la soie. Aussi, tout en continuant de se faire une concurrence féroce, sur les instances de Struan, ils se mirent à s’unir contre la Compagnie afin de briser son monopole. Sans le monopole, les trafiquants pouvaient convertir l’opium en argent, l’argent en thé, puis expédier le thé en Angleterre et le vendre directement aux commerçants de détail dans le monde entier. Les marchands chinois contrôleraient alors à leur tour le commerce international du thé et leurs profits deviendraient immenses.
Le Parlement devint leur forum. Le Parlement avait accordé à la Compagnie son monopole exclusif, deux siècles auparavant, et seul le Parlement pouvait le lui retirer. Les trafiquants mirent alors tout en jeu, achetèrent des voix, soutinrent les membres du Parlement qui étaient partisans de la libre entreprise et du commerce libre, firent des campagnes de presse et écrivirent à des membres du gouvernement. Ils étaient résolus, et leur puissance s’accroissait à la cadence de leurs richesses. Ils étaient patients, tenaces, indomptables, comme seuls savent l’être les gens de mer.
La Compagnie était furieuse et tenait à son monopole. Mais elle avait désespérément besoin des trafiquants pour lui fournir l’argent avec lequel elle achetait le thé, et elle était maintenant tributaire des énormes revenus que procurait la vente de l’opium du Bengale. Elle se défendit au Parlement avec
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