Taï-pan

mauvais ! »
    L’associé de Cooper, Wilf Tillman, se raidit un peu en sentant la sourde irritation dans la voix nasillarde de son cadet. Il était trapu et rubicond, et natif de l’Alabama.
    « Moi, je m’en vais vous dire, tout ce bon Dieu de récif est du mauvais joss, répliqua Brock. Diablement mauvais. »
    Joss était un mot chinois qui signifiait le Sort, la Chance, Dieu et le Diable, en même temps.
    « J’espère que non, monsieur, lui dit Tillman. L’avenir du commerce chinois est ici, maintenant – bon ou mauvais joss. »
    Brock se tourna vers lui.
    « Hong Kong n’a pas d’avenir. C’est des ports ouverts sur le continent chinois dont on a besoin, et vous le savez bien, bon Dieu !
    — La rade est la meilleure de ces eaux, déclara Cooper. Toute la place qu’on veut pour caréner et radouber tous nos navires. Toute la place qu’on veut pour construire nos maisons et nos entrepôts. Et plus d’histoires avec les Chinois, enfin !
    — Une colonie doit avoir de la terre arable et des paysans pour travailler la terre, monsieur Cooper. Et des impôts, dit impatiemment Brock. Je me suis promené partout et vous aussi. On ne fera jamais rien pousser ici. Pas de champs ni de ruisseaux, pas de pâturages pour le bétail. Partant, pas de viande et pas de patates. Tout ce qu’on aura besoin, faudra le faire venir par mer. Pensez à ce que ça coûtera. Même la pêche ne vaut rien. Et qui va payer l’entretien de Hong Kong, hein ? Nous et notre commerce, bon Dieu !
    — Ah ! c’est donc ce genre de colonie que vous voulez, monsieur Brock ? dit Cooper. Je croyais que l’Empire britannique en avait bien assez, de ce genre de colonie ! »
    Il cracha adroitement dans le vent. La main de Brock tomba sur le manche de son couteau.
    « C’est-y que vous crachez pour vous éclaircir la voix, ou que vous crachez sur l’Empire ? »
    Frisant la cinquantaine, Tyler Brock était un colosse borgne, aussi solide et aussi éternel que le fer qu’il avait été obligé de vendre dans sa jeunesse à Liverpool, et aussi dangereux que les navires marchands armés sur lesquels il avait embarqué et qu’il avait fini par diriger, en tant que maître de Brock et Fils. Il était richement vêtu et le manche de son couteau était incrusté de pierreries. Sa barbe grisonnait comme ses cheveux.
    « La journée est fraîche, monsieur Brock », intervint vivement Tillman, furieux du manque de tact de son associé ; Brock n’était pas un homme dont on se fait un ennemi. « Le fond de l’air n’est pas chaud, pas vrai, Jeff ? »
    Cooper hocha sèchement la tête, mais il ne quitta pas Brock des yeux. Il n’avait pas de couteau, mais un derringer dans sa poche. Il était aussi grand que Brock, en plus mince, et il n’avait peur de rien.
    « Je m’en vais vous donner un bon conseil, monsieur Cooper, déclara Brock. Mieux vaut ne pas cracher trop souvent après avoir dit “Empire britannique”. Y en aurait des qui vous donneraient pas le bénéfice du doute.
    — Merci, monsieur Brock, je ne l’oublierai pas, répondit paisiblement Cooper. Et moi je vais vous donner aussi un conseil. C’est mauvais joss de jurer un mardi. »
    Brock maîtrisa sa colère. Un jour, il écraserait Cooper, Tillman et leur Compagnie, la plus importante du commerce américain. Mais pour le moment, il avait besoin d’eux comme alliés contre Dirk et Robb Struan. Brock pesta contre le joss. Le joss avait fait de Struan et Compagnie la plus grande maison d’Asie, si riche et si puissante que tous les autres commerçants de Chine l’avaient appelée, par crainte et jalousie, la Noble Maison – noble parce qu’elle était la première par la richesse, la première par les largesses, la première pour le commerce et la première par sa flotte, mais surtout parce que Dirk Struan était le Taï-pan. Le Taï-pan contre tous les taï-pans d’Asie. Et le joss avait coûté à Brock un œil, dix-sept ans plus tôt, l’année où Struan avait fondé son empire.
    Cela s’était passé au large de l’île de Chushan. Chushan se trouvait au sud du grand port de Shanghai, près de l’embouchure du puissant Yang-tsé. Brock avait lutté dans la mousson avec un énorme chargement d’opium, Dirk Struan à quelques jours derrière lui, également chargé d’opium. Brock était arrivé le premier à Chushan, y avait vendu sa cargaison et il était reparti, le cœur joyeux à la pensée qu’à présent Struan serait