Tarik ou la conquête d'Allah
Chapitre premier
Depuis plusieurs semaines, une vague
de chaleur exceptionnelle s’était abattue sur Septem [1] . Dominée par le mont
Abylé, l’une des deux colonnes d’Hercule, la cité byzantine avait été désertée
par ses habitants les plus riches. Ils avaient gagné leurs domaines situés dans
les hauteurs avoisinantes, à la recherche d’un peu de fraîcheur. Les autres,
contraints de demeurer en ville, se terraient chez eux durant la journée. Ils
ne sortaient que le soir et se rassemblaient auprès des fontaines publiques
d’où s’échappait un très mince filet d’eau. Pendant que les femmes, vêtues
d’étoffes légères, échangeaient d’une voix alanguie les derniers commérages,
les hommes jouaient aux dés pour tromper leur ennui. De temps à autre, une
bagarre éclatait dans une taverne entre deux artisans ou portefaix pris de
boisson. Ils roulaient dans la poussière sous le regard amusé des autres
clients qui pariaient sur le futur vainqueur de cette joute improvisée. Le
port, réputé pour la qualité de son mouillage, était désert, à la grande fureur
des négociants. Leurs entrepôts regorgeaient de jarres d’huile, d’amphores de
vin et de sacs de grains dont ils auraient bien voulu se débarrasser avant la
saison des vendanges et des récoltes. Réduite à l’inactivité, la populace, un
curieux mélange de Grecs, de Numides et de Romains, était frondeuse. Elle ne
croyait plus aux paroles de consolation prodiguées par l’évêque Philagrius dans
ses sermons lors de l’office dominical.
Ce matin-là, dans son palais,
l’exarque Julien écoutait d’une oreille distraite les citoyens qui avaient
sollicité une audience. Il avait mal à la tête et le sang battait dans ses
tempes. Il maudissait amèrement ses excès. La veille, il avait copieusement bu
pour célébrer, avec ses principaux conseillers, le quinzième anniversaire de sa
fille unique, Florinda. Quand cette adolescente svelte et élancée, aux longs
cheveux blonds et à la peau blanche comme l’ivoire, avait daigné paraître parmi
les invités, les murmures admiratifs qui avaient couru dans l’assistance
avaient fait mesurer au gouverneur les bienfaits dont le ciel l’avait comblé.
Dans sa tête avaient soudain défilé les images de sa vie et l’extraordinaire
enchaînement de hasards et de calculs qui avaient décidé de son sort.
Rien ne le prédisposait en effet à
occuper un poste aussi prestigieux. Fils d’un obscur fonctionnaire du palais
impérial, Julien était né à Constantinople il y a plus de soixante ans, sous le
règne d’Héraclius. C’est sans grand enthousiasme qu’il avait embrassé la
carrière militaire. Mais, à tout prendre, il préférait manier l’épée plutôt que
l’écritoire comme le faisait son père. À peine entré dans l’armée, il avait
participé à plusieurs campagnes contre les Perses, les Bulgares et les Arabes.
Son courage et l’extraordinaire ascendant qu’il exerçait naturellement sur ses
hommes, de robustes et frustes paysans, lui valurent d’être rapidement promu
officier. Ses supérieurs lui firent comprendre, avec un mépris nullement
dissimulé, qu’il ne devait pas s’attendre à grimper plus haut dans l’échelle
sociale. Rongeant son frein, il végéta dans d’obscures garnisons provinciales
jusqu’à l’avènement de l’empereur Justinien II.
C’est alors que son destin bascula.
Le nouveau basileus était tombé sous la coupe de Théodote, un collecteur
d’impôts. Ce moine défroqué était un lointain parent de Julien et c’est aux
bonnes grâces de ce personnage, réputé pour son avidité et sa cruauté, qu’il
devait d’avoir été nommé exarque de Septem.
Il se souvenait encore de sa joie
quand un eunuque du palais, Etienne de Perse, était venu à Opsikion, sur la
côte sud de la mer de Marmara, lui annoncer l’insigne faveur dont il était
l’objet. Julien s’était confondu en remerciements et lui avait remis un message
pour son bienfaiteur, l’assurant qu’il n’aurait pas affaire à un ingrat. Il
était sincère. Sa naissance plébéienne aurait dû lui interdire l’accès à une
telle fonction, réservée habituellement aux membres de l’aristocratie. C’était
donc le cœur empli de joie qu’il s’était embarqué pour Carthage, la capitale de
la Byzacène, province jadis reconquise par Bélisaire sur les Vandales. En dépit
des pillages et des destructions auxquels ces féroces guerriers
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