Traité du Gouvernement civil
sociétés, s'en est jointe une troisième, avec le temps, savoir celle des maîtres et des serviteurs. Quoique ces trois sortes de sociétés se soient rencontrées ordinairement ensemble dans une même famille, dans laquelle le maître ou la maîtresse avait quelque espèce de gouvernement, et le droit de faire des lois propres et particulières à une telle famille, chacune de ces sociétés-là, ou toutes ensemble, étaient différentes de ce que nous appelons aujourd'hui sociétés politiques, ainsi que nous en serons convaincus, si nous considérons les différentes fins, et les différentes obligations de chacune d'elles.
78. La société conjugale a été formée, par un accord volontaire, entre l'homme et la femme; et bien qu'elle consiste particulièrement dans le droit que l'un a sur le corps de l'autre, par rapport à la fin principale et la plus nécessaire, qui est de procréer des enfants, elle ne laisse pas d'emporter avec soi, et d'exiger une complaisance et une assistance mutuelle, et une communauté d'intérêts nécessaire, non seulement pour engager les mariés à se secourir et à s'aimer l'un l'autre, mais aussi pour les porter à prendre soin de leurs enfants, qu'ils sont obligés de nourrir et d'élever, jusqu'à ce qu'ils soient en état de s'entretenir et de se conduire eux-mêmes.
79. Car la fin de la société, entre le mâle et la femelle, n'étant pas simplement de procréer, mais de continuer l'espèce, cette société doit durer du moins, même après la procréation, aussi longtemps qu'il est nécessaire pour la nourriture et la conservation des procréés, c'est-à-dire, jusqu'à ce qu'ils soient capables de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. Cette règle, que la sagesse infinie du Créateur a établie sur les oeuvres de ses mains, nous voyons que les créatures inférieures à l'homme l'observent constamment et avec exactitude. Dans ces animaux qui vivent d'herbe, la société entre le mâle et la femelle ne dure pas plus longtemps que chaque acte de copulation, parce que les mamelles de la mère étant suffisantes pour nourrir les petits, jusqu'à ce qu'ils soient capables de se nourrir d'herbe, le mâle se contente d'engendrer, et il ne se mêle plus, après cela, de la femelle, ni des petits, à la subsistance desquels il ne peut rien contribuer. Mais à l'égard des bêtes de proie, la société dure plus longtemps, à cause que la mère ne pouvant pas bien pourvoir à sa subsistance propre, et nourrir en même temps ses petits par sa seule proie, qui est une voie de se nourrir, et plus laborieuse et plus dangereuse que n'est celle de se nourrir d'herbe, l'assistance du mâle est tout à fait nécessaire pour le maintien de leur commune famille, si l'on peut user de ce terme, laquelle, jusqu'à ce qu'elle puisse aller chercher quelque proie, ne saurait subsister que par les soins du mâle et de la femelle. On remarque la même conduite dans tous les oiseaux, si on excepte quelques oiseaux domestiques, qui se trouvent dans des lieux où la continuelle abondance de nourriture exempte le mâle du soin de nourrir les petits : on voit que pendant que les petits, dans leurs nids, ont besoin d'aliments, le mâle et la femelle y en portent, jusqu'à ce que ces petits-là puissent voler et pourvoir à leur propre subsistance.
80. Et en cela, à mon avis, consiste la principale, si ce n'est la seule raison, pour laquelle le mâle et la femelle, dans le genre humain, sont obligés à une société plus longue que n'entretiennent les autres créatures. Cette raison est que la femme est capable de concevoir, et est, de facto, pour l'ordinaire, derechef enceinte et accouche longtemps avant que l'enfant qu'elle a déjà, soit en état de se passer du secours de ses parents, et puisse lui-même pourvoir à ses besoins. Ainsi, un père étant obligé de prendre soin de ceux qu'il a engendrés, et de prendre ce soin-là pendant longtemps, il est aussi dans l'obligation de continuer à vivre dans la société conjugale, avec la même femme, de qui il les a eus, et de demeurer dans cette société beaucoup plus longtemps que les autres créatures, dont les petits pouvant subsister d'eux-mêmes avant que le temps d'une nouvelle procréation vienne, le lien du mâle et de la femelle se rompt de lui-même, et l'un et l'autre se trouvent en une pleine liberté; jusqu'à ce que cette saison, qui a coutume de solliciter les animaux à se joindre ensemble, les oblige à se
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