Traité du Gouvernement civil
à une société, que par rapport aux fins pour lesquelles elle a été faite.
84. Dans le chapitre précédent, j'ai traité assez au long de la société qui est entre les pères et mères, et les enfants, et des droits et des pouvoirs distincts et divers qui leur appartiennent respectivement : c'est pourquoi il n'est pas nécessaire que j'en parle ici. Il suffit de reconnaître combien cette société est différente d'une société politique.
85. Les noms de maîtres et des serviteurs sont aussi anciens que l'histoire, et ne sont donnés qu'à ceux qui sont de condition fort différente. Car un homme libre se rend serviteur et valet d'un autre, en lui vendant, pour un certain temps, son service, moyennant un certain salaire. Or, quoique cela le mette communément dans la famille de son maître, et l'oblige à se soumettre à sa discipline et aux occupations de sa maison, il ne donne pourtant de pouvoir au maître sur son serviteur ou son valet, que pendant quelque temps, que pendant le temps qui est contenu et marqué dans le contrat ou le traité fait entre eux. Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d'un nom particulier, esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, selon le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pouvoir arbitraire de leurs maîtres. Ces gens-là ayant mérité de perdre la vie [1] , à laquelle ils n'ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu'à leur liberté, ni à leurs biens, et se trouvant dans l'état d'esclavage, qui est incompatible avec la jouissance d'aucun bien propre, ils ne sauraient être considérés, en cet état, comme membres de la société civile [2] dont la fin principale est de conserver et maintenir les biens propres.
86. Considérons donc le maître d'une famille avec toutes ces relations subordonnées de femme, d'enfants, de serviteurs et d'esclaves, unis et assemblés sous un même gouvernement domestique. Quelque ressemblance que cette famille puisse avoir, dans son ordre, dans ses officies, dans son nombre, avec un petit État ; il est certain pourtant qu'elle en est fort différente, soit dans sa constitution, soit dans son pouvoir, soit dans sa fin : ou si elle peut être regardée comme une Monarchie, et que le père de famille y soit un Monarque absolu, la Monarchie absolue a un pouvoir bien resserré et bien petit : puisqu'il est manifeste, par tout ce qui a été dit auparavant, que le maître d'une famille a sur ces diverses personnes qui la composent, des pouvoirs distincts, des pouvoirs limités différemment, soit à l'égard du temps, soit à l'égard de l'étendue. Car, si l'on excepte les esclaves, lesquels après tout ne contribuent en rien à l'essentiel d'une famille, le maître, dont nous parlons, n'a point un pouvoir législatif sur la vie ou sur la mort d'aucun de ceux qui composent sa famille; et la maîtresse en a autant que lui. Et certainement, un père de famille ne saurait avoir un pouvoir absolu sur toute sa famille, vu qu'il n'a qu'un pouvoir limité sur chacun de ceux qui en sont membres. Nous verrons mieux comment une famille, ou quelque autre semblable société d'hommes diffère de ce qui s'appelle proprement société politique, en considérant en quoi une société politique consiste elle-même.
87. Les hommes étant nés tous également, ainsi qu'il a été prouvé, dans une liberté parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction, de tous les droits et de tous les privilèges des lois de la nature; chacun a, par la nature, le pouvoir, non seulement de conserver ses biens propres, c'est-à-dire, sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres; mais encore de juger et de punir ceux qui violent les lois de la nature, selon qu'il croit que l'offense le mérite, de punir même de mort, lorsqu'il s'agit de quelque crime énorme, qu'il pense mériter la mort. Or, parce qu'il ne peut y avoir de société politique, et qu'une telle société ne peut subsister, si elle n'a en soi le pouvoir de conserver ce qui lui appartient en propre, et, pour cela, de punir les fautes de ses membres; là seulement se trouve une société politique, où chacun des membres s'est dépouillé de son pouvoir naturel, et l'a remis entre les mains de la société, afin qu'elle en dispose dans toutes sortes de causes, qui n'empêchent point d'appeler
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