Un bateau pour l'enfer
femmes avaient été pareillement assassinés. Officiellement, on dénombra cent soixante et onze maisons et huit cent quatorze magasins détruits, cent quatre-vingt-onze synagogues incendiées, trente-six morts et autant de blessés, vingt mille Juifs emprisonnés « à titre préventif ».
Mais Heydrich [2] admit lui-même que « les chiffres réels devaient être bien plus considérables. À l’aube du 10 novembre, les Berlinois découvrirent avec étonnement que certaines rues de leur capitale étaient jonchées de bris de verre.
La veille, un rapport de police, parmi d’autres, avait précisé :
« Sur ordre du chef de groupe, il faut faire sauter ou incendier immédiatement l’ensemble des synagogues juives. Les maisons voisines qui sont habitées par une population aryenne ne doivent pas être endommagées. L’action doit être menée en civil. Les mutineries et les pillages sont proscrits. La notification d’exécution doit parvenir pour huit heures trente au chef de brigade ou à ses services. »
Golly, qui n’avait pas seize ans, habitait à quelque quatre cents kilomètres de là, à Brême, loin de Berlin et du couple Singer. Elle écrivit dans son journal intime :
« Nous nous étions couchés tôt. Moi et ma famille, nous dormions tous les quatre quand nous avons entendu frapper à la porte d’entrée. Frapper violemment. Mon père a dévalé l’escalier, il a ouvert la porte devant laquelle se tenaient deux nazis en uniforme brun. “Dis à ta famille de s’habiller rapidement, vous venez avec nous. Dépêchez-vous !” Nous n’avions pas le choix. Nous nous sommes habillés en vitesse, et les deux soldats nous ont conduits dans la salle d’une caserne du centre-ville. En entrant, nous avons réalisé que tous les Juifs de la ville avaient été raflés et emmenés dans cette salle. Personne ne savait pourquoi. Personne ne savait ce qui allait se passer. Ils nous ont laissés sur nos chaises pendant des heures, des heures d’affilée, jusqu’à ce que finalement ils séparent les femmes des hommes et qu’ils emmènent les hommes. Nous ne savions pas où ils allaient. Ils ont emmené mon père et mon frère.
Au matin, ma mère et moi et toutes les femmes avons été autorisées à rentrer chez nous. C’est là que nous avons découvert ce qui s’était passé pendant la nuit, pendant que nous étions enfermées dans la salle. Les “chemises brunes” avaient brisé toutes les vitrines des commerces juifs, forcé les maisons et les appartements juifs, cassant tout ce qu’ils pouvaient. L’affaire de mon père fut dévastée cette nuit-là. Et évidemment notre synagogue fut incendiée. Le jour d’après, sans me douter de rien, je suis retournée à l’école, c’était le lendemain de la Kristallnacht. J’ai monté l’escalier pour rejoindre ma classe et j’ai croisé par hasard mon professeur principal, M. Koch, qui s’est approché et m’a dit, l’air vraiment attristé : M lle Golly, je suis profondément désolé, mais les Juifs ne doivent plus venir en cours. Je n’avais pas d’autre choix que de m’en aller. Je suis rentrée à la maison la tête baissée, tous mes projets d’avenir venaient de voler en éclats. »
Cette même nuit, plus de trente mille Juifs avaient été emmenés hors de la ville. Destination inconnue. Mais des voix qui savaient répétaient inlassablement : Les camps. Les camps…
Ce fut la nuit de Cristal.
Dan Singer se souvint avec un serrement de cœur que, à l’instant de leur mariage, lui et Ruth avaient brisé un verre – comme l’exige la tradition – en souvenir de la destruction du Temple. Aujourd’hui, ces vitrines éclatées étaient le signe qu’un nouvel exil allait commencer.
Pourquoi ? Pourquoi, Adonaï ?
Première partie
1
Parce que tout avait commencé par la faute d’un Juif.
Au début de l’année 1938, Goering avait exprimé son désir d’accélérer l’aryanisation, tandis que Heydrich et Himmler estimaient beaucoup trop lent le rythme adopté par l’émigration juive. Le 28 octobre 1938, leur impatience les décida à déporter dix-sept mille Juifs polonais. Parmi ceux-ci se trouvait la famille Grynszpan. À l’instar de milliers d’autres, on les avait entassés dans des wagons scellés et expédiés de l’autre côté de la frontière, vers le camp situé près du petit village de Zaboszyn.
Seul l’un des enfants Grynszpan avait échappé à la rafle. Il se trouvait à
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