Un collier pour le diable
effet ce grand, ce magnifique pays où la nature encore vierge semblait sortie la veille même de la main de Dieu, où les cœurs des hommes avaient encore la fraîcheur, la témérité, l’ardeur, la cruauté et l’inconscience des cœurs d’enfants. Ce pays où le Destin bienveillant lui avait rendu un instant le père qu’il n’espérait jamais retrouver et qui d’un petit bâtard nommé Gilles Goëlo avait fait le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye. Ce sont de ces choses qui attachent quand on a l’âme bien placée…
La volonté royale n’avait pas permis au nouveau chevalier, promu lieutenant aux Dragons de la Reine, de rejoindre ses compagnons de combat et de reprendre avec eux ces coups de main et ces embuscades foudroyantes qui lui avaient valu un totem indien : « le Gerfaut implacable qui frappe dans le brouillard » bientôt raccourci en Gerfaut tout court.
Mais au retour du général de Rochambeau et de ses troupes au printemps de cette année 1783, Gilles avait eu la surprise de retrouver Pongo dans les bagages de son ami Axel de Fersen.
— Si je ne l’avais emmené, il aurait été capable de venir à la nage, lui confia le Suédois après la première, et chaude, embrassade : Tu as acquis là, chevalier, une fidélité à toute épreuve. Cet homme n’a pas vraiment vécu depuis ton départ. Jusqu’à ce que je lui donne ma parole de l’emmener, il n’a quitté les quais d’embarquement ni de jour ni de nuit !
Pongo avait donc rejoint Gilles, tout aussi naturellement, tout aussi simplement qu’une rivière rejoint la mer. Il avait repris son rôle de serviteur-garde du corps sans que l’adaptation à un mode de vie si nouveau pour lui se marquât sur son visage impassible. Et si sa présence, sur les talons du chevalier, suscitait bien des curiosités Pongo, pour sa part, n’en montrait aucune en face des villes, des rues, des coutumes et des habitudes que lui offrait la France. C’était sa manière, à lui, de rester fidèle à une race qui se voulait aussi impavide dans la joie que dans la souffrance.
Pour son jeune maître, son arrivée avait marqué la fin d’une longue pénitence car, lorsqu’il avait rejoint, après le cauchemar de Trécesson 1 , son régiment cantonné alors à Pontivy, Gilles s’était trouvé confronté à une situation très différente de ce qu’il attendait. Lieutenant « à la suite », il pensait accomplir une simple formalité en se présentant à son colonel-commandant, le chevalier de Coigny. Or, il s’était trouvé bel et bien incorporé grâce aux effets désastreux de certain duel qui, la veille même de son arrivée, avait opposé deux officiers dudit régiment et envoyé fort proprement ses protagonistes l’un à l’hôpital et l’autre au cimetière.
— Vous tombez comme marée en Carême, Monsieur, lui déclara le chevalier de Coigny dont l’œil intéressé considérait ce combattant d’Amérique qui lui arrivait si juste à point. Pour une fois que l’on ne m’envoie pas un muguet de cour uniquement attaché à l’éclat de ses bottes et à la blancheur de ses manchettes, vous souffrirez que je vous garde. Savez-vous jouer aux échecs ?
— Un peu… oui, fit Gilles, initié depuis longtemps aux finesses de ce noble jeu par les soins de l’abbé de Talhouët, son parrain.
— Parfait, nous aurons au moins des soirées convenables car, en dehors de cela, on meurt d’ennui ici ! Vous prendrez logis chez la veuve Jan, place du Martray… en remplacement de votre malheureux prédécesseur…
Et Gilles, qui brûlait de galoper vers Paris pour y chercher la trace de celle qu’il aimait, pour essayer d’y retrouver la rousse Judith de Saint-Mélaine disparue dans de si étranges circonstances, dut user près d’une année sous l’uniforme vert et garance et sous le casque de cuivre garni de panthère sans autres distractions que les manœuvres du régiment, quelques promenades avec Merlin, son cheval, sur les bords du Blavet, la rivière de son enfance d’où Judith était sortie un beau soir pour bouleverser sa vie, les rares lettres que lui envoyaient d’Amérique Axel de Fersen et Tim Thocker, et les échecs avec son colonel. Encore cette dernière distraction lui fut-elle enlevée quand, à l’automne, le chevalier de Coigny fut remplacé par le marquis de Jaucourt qui venait de mitrailler Genève… et qui n’aimait pas les échecs.
L’arrivée en trombe de Fersen, fraîchement débarqué
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