Un Jour De Colère
son retour de la revue du Prado :
Mosiú Murat, il paraît
Que vous étiez bon cuisinier
Eh bien, on verra si au feu
Vous êtes aussi courageux !
— Marchez sans crainte pour vos
jolis petits pieds, ma toute belle, le trottoir est bien pavé, dit Leandro
Rejón à une jeune femme qui, vêtue d’une basquine à franges et d’une mantille
en laine, panier au bras, traverse un rectangle de soleil.
La femme passe son chemin, mi-dédaigneuse
et mi-flattée du compliment – l’aîné des Rejón est un garçon bien planté –, et
Mateo González qui a entendu le commentaire la suit du regard avant de se
tourner vers les frères, de leur adresser un clin d’œil et de poursuivre au
même pas qu’eux. Maintenant, tous trois sourient et se balancent en marchant
avec un aplomb viril. Ils sont jeunes, forts, ils sont alertes et en bonne
santé, et la vue d’une jolie femme leur réjouit le cœur. La journée commence
bien, pense le cadet des Rejón. Pour célébrer ça, il sort de sous sa capote une
gourde de rouge de Valdemoro, à moitié vide à l’issue de la longue nuit et du
charivari en l’honneur de Murat.
— On se rince le gosier ?
— Quelle question ! –
Leandro Rejón lance un regard faussement fortuit à Mateo González. – Hé, vous,
l’homme, ça vous dirait de boire un coup ?
— C’est pas de refus.
— Alors allez-y, si le cœur
vous en dit.
Ces trois hommes qui marchent sans
hâte vers la Puerta del Sol en se passant la gourde et en s’arrêtant pour
rejeter la tête en arrière et, d’un habile coup de poignet, faire gicler le vin
qu’ils boivent à la régalade, sont loin d’imaginer que, dans trois jours,
accusés de rébellion, deux d’entre eux, les frères Rejón, seront traînés hors
de leur maison de Leganés et fusillés par les Français, et que Mateo González
mourra quelques semaines plus tard des suites d’un coup de sabre, à l’hôpital
du Buen Suceso. Pour le moment, gourde en main, ils ont bien d’autres chats à
fouetter. Avant que ne se couche le soleil qui vient de se lever, les trois
navajas d’Albacete qu’ils portent glissées dans leurs ceintures ruisselleront
de sang français. Au cours de la journée qui commence – après la pluie, le beau
temps, a dit l’aîné des Rejón en regardant le ciel, mais il pleuvra de nouveau
la nuit prochaine –, ces trois futures morts, comme bien d’autres qui
s’approchent, seront déjà largement vengées d’avance. Et après encore, pendant
des années, une nation entière continuera de les venger.
En prenant son petit déjeuner,
Leandro Fernández de Moratín se brûle la langue avec le chocolat, mais il
réprime le blasphème qui lui vient aux lèvres. Non qu’il craigne Dieu : ce
sont les hommes qui lui font peur, pas Dieu. Et il n’a aucune sympathie pour
l’eau bénite et les sacristies. Le fait est que la réserve et la prudence sont
des traits marquants de son caractère, avec une certaine timidité qui lui vient
d’avoir été, à quatre ans, défiguré par la petite vérole. C’est peut-être pour
cela qu’il est toujours célibataire, en dépit de ses quarante-huit ans passés. Pour
le reste, c’est un homme de bonne éducation, cultivé et tranquille ; tout
comme le sont les personnages des œuvres qui lui ont valu la réputation,
contestée par ses nombreux adversaires, d’être le plus grand auteur de théâtre
de son temps. La première de la pièce Le Oui des jeunes filles est
encore considérée comme l’événement théâtral le plus important et le plus
discuté du moment ; et ces choses-là, en Espagne, vous rapportent plus de
fiel que de miel, tant elles suscitent de jalousies. Voilà pourquoi, dans les
circonstances présentes, la crainte du monde et de ses méchancetés rôde dans
l’esprit de l’homme qui, en robe de chambre et chaussons, est en train de boire
son chocolat à petites gorgées. Être un auteur en renom, jouissant, de plus,
des faveurs du Premier ministre Godoy, tombé ensuite en disgrâce, arrêté et
finalement expédié en France par Napoléon, rend inconfortable la position de
Moratín, qui a des ennemis mortels dans le microcosme des lettres. Surtout
depuis qu’à cause de ses goûts personnels et de ses idées plus artistiques que
politiques – de ces dernières, il est totalement dépourvu, à part celle d’être
toujours l’ami du pouvoir constitué, quel qu’il soit – on lui colle, non sans
raison, l’étiquette d
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