Vers l'orient
qui suivirent, je passai la majeure
partie de mes journées en leur compagnie et celle de leurs compagnons, une cour
de moutards des docks plutôt changeante. Durant ces mêmes années, rien ne
m’aurait été plus aisé que de fréquenter tous les bien-nourris et les
bien-vêtus, cette progéniture suffisante et collet-monté des illustrissimes
familles qu’étaient les Balbi ou les Cornari (tante Julia déployait du reste
des trésors de persuasion pour que je le fisse), mais je leur préférais mes
vils et remuants amis. Admirateur de leur langage caustique, je m’empressai de
l’adopter. Leur indépendance également me séduisait, ainsi que leur attitude
bravache face à l’existence, et je faisais de mon mieux pour les imiter. Comme
on pouvait s’y attendre, le fait que je refuse de me dépouiller de ces
attitudes, à la maison ou ailleurs, ne contribuait nullement à renforcer
l’amour que les autres pouvaient me porter.
Au cours de mes peu fréquentes apparitions à l’école,
je me mis à désigner frère Evariste de plusieurs surnoms appris de Boldo (comme il bel di Roma ou il Culiseo), et les autres écoliers ne
tardèrent pas à m’emboîter le pas. Le frère maître d’école, averti de la chose,
sembla au début plutôt flatté, jusqu’à ce qu’il se rende graduellement compte
que nous n’étions pas vraiment en train de le comparer à la grande et antique
merveille architecturale de Rome, le Colisée, mais que nous nous livrions
plutôt à un sordide jeu de mots sur « cul », puisque nous l’appelions
en effet « trou du cul ». À la maison, il ne se passait pas un jour
sans que je scandalise les domestiques. Une fois, ayant commis je ne sais quel
méfait, je surpris par hasard une conversation entre tante Julia et maître Attilio,
le majordome de la maison.
— Crispo ! entendis-je s’exclamer le vieil homme. (C’était sa
façon délicate d’éviter les paroles trop profanes, « par le
Christ ! », mais il s’arrangeait pour leur donner une sonorité outragée
et dégoûtée.) Savez-vous la dernière de ce petit morveux ? Il a traité
notre batelier de couillon noir de merde, et le pauvre Michel est en larmes, à
présent. N’est-il pas d’une incroyable cruauté de s’adresser de la sorte à un
esclave et de lui rappeler ainsi sa condition ?
— Mais enfin, Attilio, que puis-je faire ?
gémit Julia. Je ne peux tout de même pas frapper ce garçon et risquer de
blesser sa précieuse personne.
Le chef des domestiques répliqua sombrement :
— Mieux vaudrait pour lui se prendre une bonne
correction ici, dans l’intimité de cette maison, plutôt que se voir un jour
infliger un châtiment public entre les deux colonnes !
— Si seulement je parvenais à le tenir
constamment à l’œil..., reniflait ma nounou. Mais je ne peux tout de même pas
lui donner la chasse à travers les rues de la ville ! Depuis qu’il s’est
mis en tête de rôder avec ces petites racailles du port...
— Bientôt, vous verrez, il va s’acoquiner avec
les bravi, si ça continue, gronda Attilio. Je te préviens, femme :
tu es en train de faire de cet enfant un vrai bimbo viziato.
Un bimbo viziato désigne un enfant gâté jusqu’à
la pourriture, ce que j’étais, et j’aurais été enchanté de cette promotion qui
me faisait passer de l’enfant gâté au statut éminent de bravo. Dans la
fraîcheur de ma naïveté d’enfant, je pensais que les bravi étaient ce
que leur nom impliquait, mais, bien entendu, ils étaient tout sauf braves.
Les rôdeurs furtifs désignés sous le nom de bravi sont
en effet les Vandales modernes de Venise. Ces jeunes gens, parfois issus de
bonne famille, ne s’embarrassent d’aucune morale et n’exercent aucun métier
bien défini. Leur seule habileté réside dans leur basse duplicité, additionnée
d’un brin de talent au maniement de l’épée. Ils n’ont d’autre ambition que de
récolter un ducat, si l’occasion s’en présente, en commettant quelque crime
crapuleux. Ceux qui ont recours à leurs services peuvent être des politiciens à
la recherche d’un avancement plus rapide ou des commerçants désireux de couper
court à une concurrence déplaisante, le tout par des moyens à la fois discrets
et expéditifs. Mais, ironie de l’histoire, les services des bravi sont
le plus souvent loués par des amants soucieux d’éliminer tout type d’obstacle à
leur amour, un mari encombrant ou une épouse trop jalouse. Si, de
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