Vers l'orient
voir sous la pâle clarté de la lune. Je m’assis aux
côtés de Narine qui se tenait appuyé contre la roue d’un chariot, et il me
traduisit les paroles que fredonnaient les femmes. Elles contaient une tragique
histoire d’amour, celle de la jeune princesse Sammi, tombée éperdument amoureuse
d’un prince du nom de Dhola. Quand ils furent tous deux devenus adultes, le
prince disparut et ne revint jamais. Une bien triste chanson, certes. Mais si
sa petite princesse Sammi risquait de devenir, en grandissant, aussi grasse et
moustachue que celles qui l’évoquaient, le prince Dhola gardait toute ma
sympathie.
Toutes les femmes du convoi avaient dû se mêler à la
danse, car, dans le chariot auquel nous étions adossés, un bébé laissé au repos
sans surveillance hurlait de façon si sonore qu’il en parvenait à noyer de ses
braillements la musique sindi, pourtant généreuse. Je supportai durant un
moment ce martyre, espérant que le nourrisson allait finir par s’assoupir (ou
s’étrangler, ça m’était bien égal). Mais lorsque, au bout d’un long moment, il
s’avéra qu’il n’en ferait rien, je me mis à ronchonner d’énervement.
— Laissez-moi aller le calmer, maître..., me
demanda Narine.
Et il se leva pour grimper dans le chariot. Les cris
de l’enfant se résolurent en gargouillis, puis ce fut enfin le calme, et j’en
éprouvai une reconnaissance sans bornes, heureux de pouvoir enfin concentrer
mon attention sur la danse. Mais si l’enfant gardait un silence bienheureux à
présent, Narine, lui, tardait quelque peu à revenir. Et lorsqu’il finit enfin
par émerger de nouveau du chariot, je lui lançai en manière de plaisanterie,
après l’avoir remercié :
— Que lui as-tu fait ? Tu l’as tué et tu es
allé l’enterrer ? Il répliqua avec complaisance :
— Non, maître, j’ai suivi mon inspiration du
moment. J’ai ravi le gamin en lui donnant à sucer une nouvelle tétine, qui
produit un lait plus crémeux que celui de sa mère.
Je mis quelques instants à comprendre la portée de ses
paroles. Puis je reculai brusquement, d’un mouvement de dégoût horrifié, et
m’exclamai :
— Mon Dieu ! Tu n’as quand même pas fait
ça !
Il me regardait sans la moindre honte, à peine surpris
de constater mon éclat d’indignation.
— Gèsu ! Dire que tu as déjà introduit ton misérable organe dans divers animaux
et dans je ne sais combien de dégoûtants derrières... Et maintenant, un
bébé ! De ton propre peuple, en plus !
Il haussa les épaules.
— Vous vouliez qu’il se calme, maître Marco.
Voyez ! Il dort d’un sommeil enchanté, et moi je ne me sens pas si mal non
plus...
— Horreur ! Gèsu Maria Isèpo, mais tu
es le pire... le plus vil et le plus méprisable être humain que j’aie jamais
rencontré !
Il méritait au moins d’être battu jusqu’au sang, et
les parents de l’enfant l’auraient sans doute soumis à pire traitement encore.
Mais l’ayant en un sens poussé à cela, je me contentai de l’accabler de toutes
les injures qui me venaient à la bouche, tout en lui rappelant les paroles de
Notre-Seigneur Jésus (qu’il désignait pour sa part sous le nom du prophète
Issa), alléguant qu’on devait toujours traiter avec tendresse les tout-petits,
« car le royaume de Dieu leur appartient ».
— Mais je l’ai traité avec tendresse,
maître. Maintenant que la paix règne, vous pouvez apprécier pleinement cette
danse...
— Pas question ! Certainement pas en ta
compagnie, immonde créature ! Je ne pourrais plus croiser les yeux d’une
danseuse sans me dire que c’est peut-être la mère de ce malheureux innocent.
Aussi pris-je mes distances sans attendre la fin du
spectacle.
Heureusement, d’autres occasions de réjouissances ne
furent pas souillées de pareils incidents. Parfois, la musique ne conduisait
pas jusqu’à une danse, mais vers un jeu. Deux sports d’extérieur étaient
particulièrement prisés à Buzai Gumbad, et aucun n’aurait pu se pratiquer dans
un espace plus restreint, puisqu’ils impliquaient la participation d’un nombre
considérable d’hommes à cheval, galopant à bride abattue.
L’un d’eux, apparemment inventé dans la vallée de
Hunza, au sud des montagnes au milieu desquelles nous nous trouvions, n’était
pratiqué que par ses créateurs, les Hunzukut. Dans ce jeu, les hommes à cheval
agitaient de lourds maillets, tentant de frapper au sol une boule en bois
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