Vers l'orient
aguerris
qui, parcourant depuis longtemps ces régions, auraient dû connaître leurs
appellations exactes, avaient, on s’en souvient, donné aux montagnes dont nous
commencions la traversée des noms fort différents : l’Hindu Kuch,
l’Himalaya, le Karakorum, et j’en passe. Je peux en effet en témoigner, il
existe suffisamment de pics isolés, de chaînes montagneuses et de gigantesques
massifs pour justifier cette profusion de dénominations. Cependant, à des fins
cartographiques évidentes, nous demandâmes aux Cholas, dans la mesure de leurs
possibilités, de bien vouloir clarifier cette question pour nous.
Ils nous écoutèrent leur répéter les différents noms
que nous avions entendus et ne tournèrent en ridicule aucun des hommes qui nous
en avaient ainsi parlé. C’est que, selon eux, nul ne pouvait jamais dire avec
précision où une chaîne commençait et où une autre finissait.
Cependant, afin de nous aider à nous situer le plus
précisément possible, ils nous annoncèrent que nous allions bientôt traverser
vers le nord les massifs du Pamir, après avoir laissé au sud-ouest l’Hindu Kuch
et au sud le Karakorum, l’Himalaya commençant pour sa part bien plus loin en
direction du sud-est. Les autres appellations qu’on nous avait mentionnées
— Gardiens, Maîtresses et Trône de Salomon – étaient, selon les Cholas,
des noms locaux qu’attribuaient à leurs montagnes les peuples qui y habitaient
et qu’ils étaient seuls à utiliser. Mon père et mon oncle notèrent scrupuleusement
ces indications sur le Kitab, telles qu’elles nous furent données. Selon
moi, toutes les montagnes se ressemblent : ce sont d’immenses rochers
escarpés bordés d’à-pics vertigineux, aux formes aiguës, aux falaises abruptes,
meublés d’instables débris de rocaille, dont la couleur varierait entre le
gris, le marron et le noir si elles n’étaient recouvertes d’une épaisse couche
de neige et festonnées de glaçons. A mon avis, le nom donné à l’Himalaya,
« Demeure des neiges », pourrait être décerné à toutes les autres
chaînes de la lointaine Tartarie.
Nonobstant son aspect morne et désolé ainsi que son
absence de couleurs vives, ce paysage n’en demeure pas moins le plus somptueux
qu’il m’ait été donné de voir au cours de mes voyages. Les immenses montagnes
du Pamir, aussi massives qu’impressionnantes, trônaient dans une superbe
indifférence loin au-dessus des petites créatures remuantes que nous étions,
cherchant, tels de méprisables et insignifiants insectes, à nous frayer un
passage entre leurs flancs considérables. Aussi comment pourrais-je, avec mes
misérables mots d’insecte, décrire l’écrasante majesté de ces montagnes ?
Laissez-moi vous en donner une idée à partir d’un exemple : tout voyageur
ou homme cultivé connaît, en Occident, la hauteur des Alpes de l’Europe. Eh
bien, s’il se pouvait concevoir un monde composé entièrement de ces Alpes, les
pics du Pamir en seraient eux-mêmes les montagnes.
Un autre détail n’a semble-t-il jamais été rapporté à
propos de ces massifs, par ceux qui en revenaient. Ces vétérans qui nous
avaient détaillé les nombreux noms de ces hauteurs, par exemple, avaient parlé
librement de ce que l’on pouvait s’attendre à y découvrir. Pourtant, aucun
n’avait mentionné un élément qui me parut, à moi, aussi distinctif que
mémorable. On nous avait dépeint les terribles pistes du Pamir ainsi que les
accès de colère parfois violents du temps, et enseigné comment survivre à ces
effroyables rigueurs. Nul, en revanche, n’avait évoqué ce qui me frappa, moi,
de la façon la plus inoubliable : le bruit incessant que
produisaient ces montagnes.
Je ne parle pas des tourbillons du vent, des tempêtes
de neige qui pouvaient y faire rage, car Dieu sait si nous les entendîmes, ces
sons sifflants, plus souvent qu’à notre tour ! Nous eûmes à faire face à
des vents si violents que l’on aurait pu, littéralement, s’y laisser tomber en
avant sans toucher le sol, maintenus debout rien que par la force du souffle.
Aux hurlements des rafales, il eût fallu ajouter la fureur de la neige projetée
ou le grésillement de la poussière que les vents agitaient, selon que nous nous
trouvions sur les hauteurs, là où l’emprise de l’hiver demeurait intacte, ou
dans les profondes gorges où le printemps était maintenant bien avancé.
Non, ce bruit dont je me souviens si bien,
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