Vers l'orient
c’était celui
de la décomposition, de la désintégration des montagnes. Je fus surpris de voir
que d’aussi titanesques masses rocheuses pouvaient ainsi tomber en morceaux, se
fendre et s’effondrer de façon constante. La première fois que j’entendis ce
bruit, je crus au roulement du tonnerre à travers les rochers et je m’en
étonnai, car le ciel était alors bleu et sans nuages : comment imaginer un
orage par un temps aussi froid et pur ? Je tirai les rênes et fis stopper
ma monture, immobile sur ma selle, l’oreille attentive.
Le son commença par un grondement profond venu de
devant nous, enfla tel un rugissement lointain et fut bientôt environné
d’échos. D’autres montagnes l’avaient entendu et le répercutaient, comme un
chœur qui aurait repris, en canon, le thème d’un solo en tonalité de basse. Les
voix enflèrent peu à peu sur ce thème, l’amplifièrent et additionnèrent à ses
résonances des nuances de ténors et de barytons, jusqu’à ce que le son surgisse
d’ici, de là, de devant, de derrière, de tout autour de nous. Je restai cloué
sur place par la réverbération roulante, tout le temps qu’elle mit à passer du
tonnerre au murmure, puis au chuchotement, avant de s’évanouir, très
lentement... Les voix de la montagne ne s’en allaient qu’à regret et elles
disparurent si imperceptiblement que mon oreille fut incapable de discerner le
moment où le son mourut dans le silence.
Le Chola nommé Talvar avança à ma hauteur sur son
petit cheval étique et me regarda, brisant ma fascination par ces mots en
langue tamoul : « Batu jatuh », qui, traduits en farsi,
« Khak uftadan », voulaient dire « avalanche ». Je
hochai la tête comme si je l’avais su depuis le début et, d’une pression des
genoux, relançai ma monture.
Ce ne fut pourtant que la première d’une très longue série.
Ce bruit persista en effet par intermittences, de jour comme de nuit. Parfois,
il semblait si proche de notre piste qu’il dominait le crissement des harnais,
le cliquètement des roues des chariots, les récriminations et les grincements
de dents de nos yacks. Et si nous levions rapidement le regard, avant que les
échos brouillent la source sonore d’origine, nous pouvions voir s’élever dans
le ciel, juste derrière une crête, un léger panache de poussière ou une volute
scintillante de particules de neige qui marquait l’endroit exact où avait
débuté le glissement. Mais je parvenais à saisir le grondement assourdi de
chutes de roches plus lointaines dès que je décidais d’y prêter attention. Il
me suffisait de chevaucher un peu en avant du convoi ou de me laisser distancer
derrière son raffut, je n’avais jamais bien longtemps à attendre. Très vite,
j’entendais s’élever la plainte d’une montagne à l’agonie qui perdait une
partie de sa substance et, tout de suite, les échos envahissants qui
rebondissaient dans toutes les directions, couvrant l’ensemble des montagnes
d’un chant funèbre.
Ces avalanches pouvaient être, comme dans les Alpes,
de neige et de glace mêlées. Mais elles résultaient le plus souvent de la lente
érosion des montagnes elles-mêmes, car ces élévations du Pamir, quoique plus
hautes que les Alpes, sont notablement plus fragiles. Elles peuvent apparaître,
de loin, éternelles et inébranlables, mais je les ai vues de près. Elles se
composent de roches veinées, craquelées et imparfaites, et la hauteur même des
cimes contribue à leur instabilité. Il suffit que le vent déplace un caillou
d’un endroit élevé pour qu’il entraîne aussitôt dans sa chute d’autres
fragments de roches qui se mettent à rouler ensemble et délogent ensuite, dans
l’accélération de leur effondrement, des blocs énormes. Ceux-ci peuvent, en
tombant, faire une embardée sur le bord d’un précipice immense et, en s’y
engouffrant, fendre littéralement tout le versant d’une montagne. C’est ainsi
que, bientôt, une masse irrésistible de rochers, de pierres, de cailloux, de
gravier, de terre et de sable souvent mêlés de neige (le tout équivalant,
parfois, à un petit sommet des Alpes) se déverse jusque dans les gorges
étroites ou les ravines plus minces encore qui séparent les montagnes.
Tout être vivant pris dans le champ d’une avalanche du
Pamir est irrémédiablement voué à sa perte. Nous en trouvâmes bien des preuves
– des ossements, des crânes et de splendides andouillers de nombreux
Weitere Kostenlose Bücher