Vers l'orient
arrivâmes au bord
d’une rivière qui coulait de l’ouest vers l’est. Les Tadjiks locaux la
nommaient Kek-Su, ce qui signifie la rivière du Passage. Nom bien mérité,
puisque sa large vallée constitue la saignée idéale à travers les montagnes.
Nous l’empruntâmes donc le cœur léger, et elle nous mena vers l’est en
descendant progressivement des hautes terres que nous arpentions depuis si
longtemps. Même les chevaux étaient soulagés de la facilité de cette route. Les
montagnes rocailleuses avaient été aussi rudes pour leur ventre que pour leurs
sabots, et ils découvraient sur ces pentes, qui se déroulaient infiniment
douces sous leurs pas, une abondante herbe grasse à brouter. À chaque village
traversé, et même à chaque hutte isolée que nous trouvions, lorsque mon père ou
mon oncle redemandaient le nom de la rivière, il leur était invariablement
répondu : « Kek-Su. » Narine et moi nous interrogions,
interloqués, sur cette insistance à réitérer sans cesse la même question. Mais
lorsque nous le leur demandâmes, ils se contentèrent de rire de notre
perplexité, sans nous éclairer le moins du monde. Un jour, parvenus au sixième
ou septième des villages de la vallée, au moment où mon père eut posé à un
homme qui passait par là sa question rituelle, celui-ci lui indiqua poliment :
— La rivière ? Son nom est Ko-Tzu.
C’était pourtant la même que la veille, le terrain qui
l’environnait n’avait pas changé, cet homme ressemblait autant à un yack que
n’importe quel autre Tadjik, mais il avait prononcé le nom différemment. Alors,
mon père se retourna sur sa selle pour crier d’une voix triomphale à
l’intention de mon oncle qui chevauchait légèrement en retrait derrière
nous :
— Cette fois, Matteo, nous y sommes !
Sur ces mots, il descendit de sa monture, ramassa une
poignée de la poussière jaunâtre de la piste et s’absorba dans sa contemplation
avec vénération.
— Comment cela, nous y sommes ? lui
demandai-je. Que veux-tu dire par là ?
— Le nom de la rivière n’a pas changé : elle
se nomme toujours le Passage, expliqua mon père. Seulement, ce brave homme l’a
prononcé en langue han. Nous avons désormais franchi la frontière du
Tadjikistan. Ceci est la portion de la route de la soie que ton oncle et moi
avions empruntée pour rentrer, lors de notre précédent voyage. La cité de
Kachgar se situe à deux journées de route au plus devant nous.
— Nous voici donc dans la province du Sin-Kiang,
dit oncle Matteo qui nous avait rejoints. Ancienne division de l’empire de
Chine, elle appartient aujourd’hui, comme toutes les terres qui s’étendent à
l’est, à l’Empire mongol. Marco, mon neveu, tu foules à présent le cœur du
khanat.
— Tu te trouves, ajouta mon père, sur la jaune
terre de Kithai, qui s’étend d’ici jusqu’au vaste océan oriental. Marco, mon
fils, te voilà parvenu dans le domaine du khakhan Kubilaï.
KITHAI
41
Je trouvai la cité de Kachgar de taille fort
respectable. Ses auberges, boutiques et habitations étaient bâties en dur
contrairement aux cabanes de briques en boue séchée que nous avions vues au
Tadjikistan. Kachgar était une ville permanente, verrou occidental de Kithai et
passage obligé de tout convoi de la route de la soie quittant l’Orient ou y
entrant. Quelques farsakh avant d’atteindre les murs de la ville, nous
fumes arrêtés du geste par une sentinelle mongole stationnée à un poste de
garde, au bord de la route. Derrière la guérite, nous aperçûmes les
innombrables yourtes rondes de ce qui semblait être une armée entière, veillant
aux approches de la cité.
— Mendu, grands
frères, lança l’un des gardes.
L’homme avait beau être le type parfait du guerrier
mongol, menaçant à souhait, repoussant d’aspect, tout en muscles et hérissé
d’armes de toutes sortes, son salut était des plus amicaux.
— Mendu, sain bina, répondit mon père.
Je ne pus saisir les mots qui s’ensuivirent, mais mon
père me traduisit plus tard la conversation, typique de celle qu’échangent tous
les convois qui se rencontrent en terre mongole. Entendre une brute aussi
épaisse formuler avec courtoisie de si gracieuses formalités ne manquait pas de
sel. La sentinelle nous aborda en effet par ces mots :
— De quels deux arrivez-vous ?
— Nous venons des deux de l’Ouest lointain,
répartit mon père. Et toi,
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