Vers l'orient
contemplions
souvent leurs plumes violettes du dessous, elles ne nous semblaient que plus
vivaces sur l’austère ligne blanche de la neige. La pureté des vents de
montagne ne faisait que magnifier leur doux parfum, sans doute l’une des
fragrances les plus délicieuses de la flore.
Dans l’une de ces vallées coulait notre première
rivière depuis que nous avions laissé l’Ab-e-Panj : il s’agissait de la
Mourgab, qui arrose la ville du même nom. Nous nous accordâmes deux nuits de
repos réparatrices dans l’un de ses caravansérails et profitâmes de la rivière
pour nous y baigner et y laver nos vêtements. Après quoi nous fîmes nos adieux
aux Cholas, pour continuer notre route vers le nord. J’espérais que Talvar et
ses compagnons vendraient leur sel marin à bon prix, car Mourgab n’avait pas
grand-chose d’autre à offrir. C’est en effet une cité passablement miteuse. La
seule vraie caractéristique de ses habitants tadjiks est leur ressemblance
exceptionnelle avec les yacks qui cohabitent avec eux. Hommes et femmes sont
aussi poilus, malodorants, rudes de tête, de traits comme de torse, et bovins
dans la façon impassible et neutre qu’ils ont de vous dévisager. Mourgab ne
présentant nul attrait susceptible de donner envie de s’y attarder, les Cholas
n’auraient d’autre perspective que de la quitter au plus vite, pour un
éreintant retour vers leur Inde natale à travers les hauteurs du Pamir.
Notre voyage à nous, à partir de Mourgab, ne fut point
trop ardu, car nous avions pris l’habitude de cheminer dans ces hautes terres.
Les chaînes septentrionales n’étaient ni aussi élevées ni aussi venteuses,
leurs pentes étaient plus douces, leurs passes assez aisées à franchir, et
leurs vallées, verdoyantes et fleuries, étaient des plus riantes. Selon mes
calculs avec le kamàl, nous étions parvenus plus au nord que ne s’était
jamais aventuré Alexandre en Asie centrale, et, à en croire les cartes de notre Kitab, nous étions maintenant au centre de la plus grande masse de terre
continentale au monde.
Aussi fûmes-nous saisis et franchement stupéfaits de
nous retrouver un beau jour sur le rivage d’une mer. Vues du bord, où
les vaguelettes venaient lécher les sabots de nos chevaux, ses eaux
s’étendaient vers l’est à perte de vue. Nous savions, bien sûr, qu’il existait
une immense mer intérieure en Asie centrale, la mer Caspienne. Mais nous
devions nous situer bien plus loin vers l’est. Je ressentis un bref instant de
compassion envers nos récents compagnons les Cholas, songeant qu’ils s’étaient
tués à apporter du sel de mer à une terre qui possédait déjà une mer salée plus
que symbolique.
Mais nous goûtâmes cette eau et la trouvâmes fraîche,
cristalline et douce. C’était donc bien un lac, à l’évidence. Il n’en était pas
moins ahurissant de trouver un lac aussi vaste et profond à la hauteur de la
cime des Alpes, sur la plus grosse masse continentale au monde. Le contournant
par le nord, nous longeâmes son rivage vers l’est, ce qui nous prit plusieurs
longues journées. Nous profitâmes de chacun de nos arrêts pour dresser le camp
au bord du lac, afin de nous baigner, de patauger et de nous ébattre dans ses
eaux douces et scintillantes. Nous n’y trouvâmes aucun village, rien que les
huttes de boue séchée ou de bois flotté des bergers tadjiks, des bûcherons et
des charbonniers. Ils nous apprirent que le nom du lac, le Karakul, signifiait
« toison noire », de la couleur d’une race de mouton domestique élevé
dans toute la région.
Ce n’était pas la moindre des curiosités de ce lac
qu’il portât le nom d’un animal, et peu commun, encore. En fait, à observer un
troupeau de ces moutons, on pouvait se demander d’où provenait la racine de
leur nom, kara, qui signifie « noire », car le pelage de leurs
béliers et de leurs brebis adultes est de teintes variées, du gris au
gris-blanc, et bien rares sont les spécimens adultes noirs. L’explication vient
de la fourrure de grand prix, aux boucles denses, noires et ondulées, que l’on
tire du karakul. Cette toison coûteuse ne provient pas de la simple tonte des
moutons adultes. C’est de la peau d’agneau de moins de trois jours, tous les
petits karakuls naissant noirs. Dès le quatrième jour, le noir de leur fourrure
perd de son intensité, et nul commerçant ne l’accepterait plus comme du pur
karakul.
À une journée au nord du lac, nous
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