Vers l'orient
l’Extrême-Orient, et tu n’as jamais allégué
cette vanité dans notre livre. Il n’en reste pas moins que c’est l’impression
qu’il semble avoir produite sur la plupart de ses lecteurs – du moins ceux qui
sont étrangers à Venise, où une telle illusion ne peut avoir cours. Après tout,
mes propres Vénitiens de père et d’oncle avaient déjà fait l’aller et retour en
Orient, avant qu’ils décident de réitérer leur voyage en m’emmenant cette fois
avec eux. J’ai moi-même rencontré en Orient bien d’autres Occidentaux
originaires de diverses nations, de l’Angleterre à la Hongrie, arrivés là avant
moi et qui, pour certains, y sont demeurés plus longtemps.
Mais, bien avant eux encore, d’autres Européens déjà
avaient emprunté cette route de la soie que j’ai arpentée. Parmi eux, le rabbin
espagnol Benjamin de Tudèle et le frère franciscain Jean du Plan Carpin, ou
bien le moine flamand Guillaume de Rubroeck qui tous, comme moi, publièrent des
comptes rendus de leurs voyages. Il y a sept ou huit cents ans, des nestoriens
de l’Église chrétienne pénétrèrent à Kithai [1] , et beaucoup y
travaillent encore aujourd’hui. Avant même le début de l’ère chrétienne, des
voyageurs commerciaux occidentaux partirent sans doute vers l’est et en
revinrent. On sait que les pharaons de l’Egypte ancienne portaient de la soie
venue d’Orient, celle-ci étant par trois fois mentionnée dans l’Ancien
Testament.
Longtemps avant mon époque, on trouve, dans notre
langue de Venise, de nombreuses autres traces similaires. Quelques-uns des
bâtiments de notre cité sont décorés, à l’intérieur comme à l’extérieur, de
cette sorte de broderie en filigrane venue des Arabes, que nous nommons depuis
longtemps le style arabesque. L’assassin meurtrier tient son nom des
haschischins de la Perse, lesquels tuaient sous l’emprise d’une ferveur
religieuse induite par une drogue appelée haschisch. La fabrication de cette étoffe
satinée bon marché, que l’on nomme indienne, vient de l’Inde, où ce tissu
s’appelle le chintz, et les habitants de cette région ont inspiré l’expression
vénitienne « faire l’Indien », qui signifie avoir l’air suprêmement
idiot.
Non, je n’ai pas été le premier à aller dans l’Est et
à en revenir. Si ma gloire doit résider dans ce simple malentendu, alors elle
n’est pas méritée. Mais la mauvaise réputation que l’on m’a faite est sans
doute encore bien plus injustifiée, car elle repose sur le postulat largement
répandu que j’aurais été quelqu’un de foncièrement malhonnête, un menteur. Nous
avons eu beau ne retenir pour notre livre que les seules observations et
expériences que nous jugions crédibles, rien n’y a fait : on ne me croit
pas. Ici même, à Venise, on me surnomme par dérision Marco Millions, sobriquet
qui n’implique aucune richesse en ducats mais ne fait que désigner ma réserve,
supposée inépuisable, de mensonges et d’exagérations. A titre personnel, je
dois dire que cela m’amuse plutôt qu’autre chose, mais mon épouse et mes filles
sont vexées au plus haut point d’être connues sous les noms de Dame et de
Demoiselles Millions.
D’où mon envie d’enfiler le masque de ton Beauduin de
fiction, puisque je vais commencer à dévoiler des choses qui n’ont encore
jamais été dites. Que le monde entier, si ça lui chante, prenne tout cela pour
une fiction, après tout ! Mieux vaut, à tout prendre, ne pas être cru à
propos de ces choses que les garder par-devers soi pour l’éternité.
Mais d’abord, Luigi...
Si j’en juge par l’extrait de manuscrit que tu as
joint à ta lettre afin de me montrer comment tu te proposais d’introduire
l’histoire de Beauduin, je constate que ta maîtrise du français s’est
grandement améliorée depuis que tu as rédigé notre Devisement du Monde. J’aurai
aussi l’audace, avec ta permission, d’un petit commentaire sur ce précédent
ouvrage. Le lecteur de ces pages pourrait penser que Marco Polo a dû être, au
cours de ses voyages, un homme grave, d’âge mûr, au jugement solennel, et qu’il
avait en quelque sorte voyagé dans le ciel, à une altitude si élevée qu’il
pouvait embrasser d’un seul coup d’œil toute la largeur de notre Terre, jusqu’à
pouvoir désigner un point de sa surface, puis un autre, en affirmant sans nul
risque d’erreur : « En ceci, celui-ci diffère de celui-là. »
Certes,
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