Vers l'orient
soumis
l’ensemble du monde oriental, poussèrent leur implacable progression jusqu’aux
portes mêmes de Constantinople. Tandis que chaque homme blanc fuyait ou
reculait, découragé, devant l’avance de la « Horde d’Or », Matteo et
Nicolo Polo avaient pour leur part marché hardiment droit vers leurs premières
lignes – ou, pour mieux dire, vu la façon dont étaient alors considérés les
Mongols, droit entre leurs mâchoires voraces et dégoulinantes.
Nous avions pléthore de bonnes raisons d’envisager les
Mongols comme des monstres, le savez-vous ? Ceux-ci n’étaient-ils pas à la
fois plus et moins que des humains ? De par leur habileté au combat et
leur endurance physique, ils valaient assurément plus que des hommes. En
revanche, leur sauvagerie et leur regrettable goût du sang les ravalaient bien
au-dessous de cette qualité. Leur nourriture quotidienne elle-même était
repoussante : ils mangeaient, paraît-il, de la viande crue et puante, et
ne buvaient que le lait ranci des mules. On disait même que, si leurs rations
venaient à être insuffisantes, ils tiraient au sort un homme sur dix et le
sacrifiaient pour partager sa chair entre les neuf autres. Chacun savait que
les Mongols ne portaient leur armure de cuir protectrice que sur la poitrine,
le dos restant découvert et vulnérable ; ceci était conçu pour les
dissuader, au cas où la couardise les aurait pris face à l’ennemi, de lui
tourner le dos pour prendre la fuite. On savait aussi qu’ils polissaient le
cuir de leurs armures avec de la graisse qu’ils se procuraient en faisant
bouillir leurs victimes. Toutes ces choses étaient connues à Venise, et l’on se
répétait, d’une voix assourdie par l’effroi, que certaines étaient même vraies.
Je n’avais certes que cinq ans au moment du départ de
mon père, mais cela ne m’empêcha pas de partager le sentiment universel de
terreur que nous inspiraient ses sauvages de l’Est, familier que j’étais de
cette phrase de menace devenue courante : « Les Mongols
t’attraperont ! L’Orda t’emmènera ! » J’avais entendu
cela tout au long de mon enfance, comme l’entendaient tous les petits enfants
qui méritaient une admonestation. « L’Orda t’attrapera si tu ne
finis pas ton souper... si tu ne files pas au lit... si tu ne cesses pas de
faire tout ce bruit... » On maniait ce nom d’Orda, chez les mères
et les gouvernantes de cette époque, comme on aurait menacé un enfant turbulent
en lui disant : « L’Orco va te dévorer ! »
L’Orco étant
un démon géant auquel les mamans et les nourrices avaient toujours eu recours,
il n’était pas difficile pour elles de lui substituer ce nom d’Orda, la
Horde. Et la Horde mongole était assurément le monstre le plus réel et le plus
crédible qui se pût concevoir ; la terreur dans leur voix n’avait pas
besoin d’être feinte, lorsqu’elles l’évoquaient. Le simple fait qu’elles aient
eu connaissance de ce mot prouvait qu’elles avaient des raisons de craindre l’Orda au même titre que n’importe quel enfant. Car c’était à l’origine le terme
mongol de yurtu, qui désigne la vaste tente pavillonnaire du chef d’un
campement mongol, qui avait été adopté, légèrement déformé, dans toutes les
langues européennes pour désigner ce à quoi pensaient les Européens dès qu’ils
songeaient aux Mongols : une foule en marche, une masse grouillante, un
fourmillement irrésistible, une horde.
Mais je n’eus plus à entendre très longtemps cette
menace dans la bouche de ma mère. Dès qu’elle eut décidé que mon père était
parti et sans doute mort, elle commença de se languir et alla désormais
s’affaiblissant, jour après jour. L’année où j’eus sept ans, elle mourut. Je
n’ai qu’un seul souvenir d’elle, qui date de quelques mois plus tôt. La
dernière fois qu’elle s’aventura hors de notre Casa Polo, avant qu’elle regagne
le lit sur lequel elle devait mourir, ce fut pour m’accompagner le jour de mon
inscription à l’école. Et ce jour-là a beau appartenir au siècle dernier, je m’en
souviens encore très clairement.
À cette époque, notre Casa Polo était un petit palais
situé dans le quartier de San Felice. Dès l’heure brillante de la matinée où
sonnait la mezza terza au campanile de Saint-Marc, nous sortîmes, ma
mère et moi, par le portail de la maison et gagnâmes l’allée pavée qui longe le
canal. Notre vieux gondolier, le
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