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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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bon maître : aide-toi. » Et je m’en fus auprès de mon maître qui m’attendait.
    Nous sortîmes de Salamanque, et en arrivant au pont, à l’entrée duquel est un animal de pierre qui a quasi la forme d’un taureau, l’aveugle me commanda de m’approcher de l’animal, et quand je fus tout auprès, il me dit : « Lazare, colle ton oreille contre ce taureau et tu entendras le grand bruit qui s’y fait. » Moi, simplement, je m’avançai, croyant qu’il disait vrai, et lorsqu’il sentit que j’avais la tête joignant la pierre, il tendit vivement le bras et me fit heurter si rudement contre le diable de taureau, que la douleur du coup de sa corne me dura plus de trois jours. Et me dit : « Niais, apprends que le garçon de l’aveugle doit savoir un brin de plus que le diable. » Et il rit beaucoup de la farce. À cet instant il me sembla que je m’éveillai de la simplicité dans laquelle, enfant, j’étais jusqu’alors plongé. « Il a raison », me dis-je à part moi, « et puisque je suis seul, il me faut ouvrir l’œil, aviser et réfléchir comment je me tirerai d’affaire. »
    Nous commençâmes notre route, et en peu de jours il m’enseigna le jargon ; et me voyant intelligent, il s’en réjouissait beaucoup et me disait : « Je ne puis te donner ni or ni argent, mais oui bien beaucoup d’avis qui t’apprendront à vivre. » Et il le fit en effet, car après Dieu ce fut lui qui me donna la vie, et qui, bien qu’aveugle, m’illumina et me guida dans le chemin du monde. Je me plais, Monsieur, à vous raconter ces enfantillages, afin de faire voir combien les hommes bas ont de mérite à s’élever, et combien, au contraire, il est ignominieux pour ceux qui sont élevés de se laisser choir.
    Pour en revenir à notre aveugle et à ses choses, je vous dirai, Monsieur, que depuis que Dieu créa le monde, il n’en fit point de plus rusé ni sagace. En son métier il était un aigle. Il savait par cœur plus de cent oraisons qu’il disait d’un ton bas, posé et très sonore, en sorte qu’il faisait résonner l’église où il les récitait ; puis il affectait un maintien et un visage très humbles et dévots, sans faire, comme d’autres font, des mouvements et contorsions avec la bouche et les yeux. En outre, il avait mille autres façons et manières pour soutirer de l’argent. Il disait connaître des oraisons pour toutes sortes de cas, pour les femmes stériles, pour celles qui sont en mal d’enfant, pour celles qui sont mal mariées et veulent se faire aimer de leurs maris ; aux femmes enceintes, il leur pronostiquait garçon ou fille. En médecine, il prétendait en savoir la moitié plus long que Galien pour les dents, les pamoisons et le mal de matrice. Finalement, nul ne se plaignait à lui de souffrir telle douleur, qu’il ne lui dît aussitôt : « Faites ceci, faites cela ; cueillez telle herbe, prenez telle racine. » Par ce moyen, tout le monde courait après lui, principalement les femmes, qui croyaient tout ce qu’il leur disait. Aussi en tirait-il de grands profits, par les façons que j’ai dites, et en un mois gagnait plus que cent aveugles en un an.
    Mais il faut que vous sachiez aussi, Monsieur, que malgré tout ce que cet aveugle gagnait et amassait, jamais je ne vis homme si avare et si misérable, à tel point qu’il me tuait de faim, sans rien me donner de ce qui m’était nécessaire. En vérité, si je n’avais pas, grâce à mon adresse et mes bonnes ruses, su me secourir, bien des fois je serais mort de faim. Mais, nonobstant tout son savoir et sa vigilance, je le contreminais de telle sorte que toujours, ou le plus souvent, j’attrapais la plus grosse et la meilleure part. À cette fin, je lui jouais des farces endiablées, dont je conterai quelques-unes, quoique toutes ne tournèrent pas à mon avantage.
    Il portait le pain et tout ce qu’il recueillait dans une besace de toile, dont l’entrée était fermée par un anneau de fer avec un cadenas et une clef, et lorsqu’il y mettait ou en retirait quoi que ce fût, il était si attentif et comptait si étroitement, que tout le pouvoir du monde n’eût pas suffi pour lui faire tort d’une miette. Moi, je prenais la misère qu’il me donnait et la dépêchais en moins de deux bouchées ; puis, quand il avait fermé le cadenas et perdu tout souci, pensant que j’étais occupé à autre chose, par un endroit de la couture, que d’un côté du sac souvent je décousais et

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