VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
« Que t’en semble, Lazare ? ce qui t’a navré te guérit et te donne santé. » Et autres gentillesses, qui, à mon goût, n’en étaient pas.
À demi guéri que je fus de mes tristes plaies et meurtrissures, considérant qu’avec peu de coups semblables le cruel aveugle se passerait de moi, je voulus me passer de lui ; mais je ne le fis pas sur-le-champ, préférant attendre une occasion plus sûre et plus profitable. Et quand bien même j’aurais voulu calmer ma rancune et lui pardonner le coup de cruche, le mauvais traitement qu’à partir de ce jour le méchant aveugle m’infligeait ne me l’eût pas permis, car, sans cause ni raison, il me frappait, horionnait et pelait la tête.
Et si quelqu’un lui demandait pourquoi il me traitait si mal, aussitôt il contait l’histoire du pot : « Prendrez-vous encore mon garçon pour un innocent, hein ? Croyez-vous que le diable lui-même en saurait faire autant ? » Les gens qui l’avaient écouté se signaient, en disant : « Mais voyez donc ! Qui eût supposé si grande malice en un si petit garçon ? » Et ils riaient beaucoup de mon artifice et disaient à l’aveugle : « Châtiez-le, châtiez-le. Dieu vous le paiera. » Et lui, fort de cela, ne faisait pas autre chose. Mais moi je le menais toujours par les plus mauvais chemins, et exprès, pour lui faire mal. S’il y avait des pierres, par les pierres ; s’il y avait de la boue, par la boue, et au beau milieu ; car, quoique je n’allasse pas moi-même par le plus sec, il me plaisait de me crever un œil pour en crever deux à celui qui n’en avait aucun. Cependant il me cognait, du bout de son bâton, le derrière de la tête, que j’avais toujours pleine de bosses et toute pelée de ses mains ; et j’avais beau jurer que je ne le faisais pas par malice, mais parce que je ne trouvais pas de meilleur chemin, cela ne me servait à rien et il ne me croyait pas : tels étaient le flair et la grandissime perspicacité de ce traître.
Et pour que vous jugiez, Monsieur, jusqu’où portait l’esprit de ce rusé aveugle, je vous conterai un des nombreux cas qui m’advinrent, étant avec lui, où il donna bien à entendre sa grande astuce. Lorsque nous quittâmes Salamanque, son intention fut de venir au pays de Tolède, à cause, disait-il, que les gens y sont plus riches, quoique peu charitables, s’appuyant sur le proverbe : Plus donne le dur que le nu. Nous vînmes donc à cette route par les meilleurs villages. Là où nous trouvions bon accueil et bon gain, nous restions ; là où nous ne trouvions rien, au troisième jour nous décampions.
Or, passant en un lieu qui se nomme Almorox, au temps où l’on cueille les raisins, un vendangeur donna à l’aveugle une grappe en aumône. Et comme les paniers des vendangeurs sont d’ordinaire maltraités et que le raisin en ce temps est très mûr, la grappe s’égrenait entre ses doigts. La mettre dans sa besace, il ne le pouvait pas, car les grains se seraient tournés en moût et eussent tout gâté à l’entour. Il résolut donc de faire un festin, autant parce qu’il ne pouvait pas emporter la grappe que pour me réconforter, car il m’avait, ce jour-là, donné force coups de genou et horions. Nous nous assîmes dans un ravin et il me dit : « Je veux user à ton égard d’une libéralité. Nous mangerons tous deux cette grappe, dont tu auras la même part que moi, et nous la partagerons ainsi : tu piqueras une fois, et moi l’autre, mais à condition que tu me promettras de ne prendre à chaque fois qu’un grain. Moi je ferai de même jusqu’à ce que nous l’achevions, et de cette manière il n’y aura nulle fraude. » Le pacte conclu, nous commençâmes, mais incontinent, au deuxième tour, le traître changea d’avis et commence à prendre deux grains à la fois, considérant que je devais faire de même. Moi, dès que je vis qu’il contrevenait à l’accord, je ne me contentai pas d’aller de pair avec lui, mais j’en prenais davantage, deux par deux, trois par trois, et le plus que je pouvais.
La grappe finie, il resta un moment avec la rafle dans la main, branlant la tête, et dit : « Lazare, tu m’as trompé. Je jure Dieu que tu as mangé les grains trois par trois. » – « Non pas, » répondis-je, « mais pourquoi soupçonnez-vous cela ? » Et le très rusé aveugle dit : « À quoi je vois que tu les mangeais trois par trois ? C’est que je les mangeais deux par deux et
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