VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
PRÉFACE
L E petit livret paru vers la fin du règne de Charles-Quint, sous le titre de : La vie de Lazarille de Tormès, ses fortunes et adversités , est, après le Don Quichotte , l’œuvre la plus populaire et la plus répandue de la littérature espagnole.
C’est que ce roman est l’Espagne même, l’Espagne du XVI e siècle, de la grande époque des découvertes transatlantiques, des guerres européennes, de la concentration de toutes les forces nationales sous le sceptre du puissant empereur qui aspire à la domination universelle ; j’ajoute l’Espagne peinte dans ce qu’elle a de plus particulier, et surtout dans ses misères, ses vices et ses ridicules.
Les contemporains ne s’y sont pas trompés. Dans « l’histoire plaisante et facétieuse de Lazare de Tormès », ils ont bien vu qu’on pouvait « recongnoistre bonne partie des mœurs, vie et condition des Espagnolz », comme dit un de nos vieux traducteurs : de là le succès prodigieux à l’étranger de ce pamphlet social, en un temps où l’Espagne, à la tête des nations occidentales, attirait tous les regards, provoquait toutes les jalousies et toutes les haines. On épiait les défauts et les faiblesses du colosse ; on fut ravi qu’il les dénonçât lui-même. Pendant plus de cinquante ans l’Europe ne connut guère l’Espagne et les Espagnols qu’au travers des croquis à la fois plaisants et cruels de ce livre, et en plein XVII e siècle le Lazarille était encore assez goûté chez nous pour qu’un Espagnol, réfugié en France, s’occupât d’en rajeunir le style et le continuât à sa façon.
L’histoire littéraire voit à juste titre dans notre roman le prototype de la nouvelle picaresque ; elle fait du Lazarille le père de toutes ces gueuseries qui ont pullulé pendant près d’un siècle sur le sol espagnol et nous ont donné, par le Gil Blas , notre roman de mœurs moderne.
Deux procédés ont concouru à la formation de ce genre, où les Espagnols ont excellé : le récit autobiographique et la satire des mœurs contemporaines. Le héros parle en son nom, conte lui-même sa vie, voilà le premier trait ; mais ce qu’il conte lui est, pour ainsi dire, prescrit d’avance, il se meut dans un cercle déterminé d’idées, de sentiments, de situations ; il ne lui est pas loisible de s’égarer, comme les héros des chevaleries ou des bergeries, dans des aventures plus ou moins extraordinaires, où l’imagination crée tout et s’en donne à cœur joie ; il doit rester de son pays et de son temps, le plus près possible du réel, faire ressemblant, car le but de l’œuvre étant surtout la satire des vices et des ridicules contemporains, il convient que les allusions portent et que les modèles choisis par le narrateur puissent se reconnaître dans sa copie.
Et ce côté de satire sociale, de peinture des mœurs actuelles et vivantes, est si bien l’essentiel, qu’en lisant une nouvelle picaresque quelconque, on perd de vue aisément le héros de la fable pour ne s’attacher qu’aux détails du cadre, j’entends la description des milieux que traverse le gueux et des espèces sociales qu’il coudoie sur sa route en se poussant dans le monde.
Tandis qu’ailleurs, et, par exemple, dans ces romans anglais, tels que Robinson et tant d’autres, indirectement dérivés du nôtre, le héros est tout et accapare, par l’intérêt extraordinaire qu’il excite et la sympathie qu’il inspire, l’attention entière du lecteur : ici, il n’est presque rien. Qu’importent les aventures d’un Lazarille ou d’un Guzman, qu’importe qu’ils agissent de telle ou telle façon, qu’ils meurent plus tôt ou plus tard ? Ces gueux ne sont pas des personnalités, mais des instruments, dont se sert l’écrivain moraliste pour nous conduire dans les coins et les recoins de la société qu’il veut fouiller et dont il se propose de déceler les tares.
Au lieu que l’Anglais donne à son héros un caractère, une volonté, des passions, dont il s’efforce de montrer le développement au contact des événements, nos picaros , dominés par une sorte de fatalité, sont incapables d’une action réfléchie, d’un sentiment personnel. Formés tout d’une pièce sur un même patron, sans que jamais l’auteur cherche à nous faire pénétrer dans leur cœur ou leur cerveau, on les voit errer par le monde au gré des « effets de fortune », inconscients et insouciants ; ils naissent, vivent et
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