VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
recousais, je saignais l’avare fardeau, en tirant du pain, et sans me taxer, mais de fort bons morceaux, des tranches de lard et des saucisses. Ainsi je choisissais mon moment pour refaire, non pas, comme à la paume, la chasse, mais le diable de creux que le méchant aveugle me creusait.
Tout ce que je pouvais rogner et dérober, je le changeais en demi-blanques, et lorsque les gens faisaient réciter l’aveugle et tiraient une blanque, à peine avaient-ils fait mine de la lui tendre, qu’elle était lancée dans ma bouche, et en son lieu substituée une demi-blanque, de sorte que, pour vite que l’aveugle allongeât la main, l’offrande, par mon change, lui arrivait diminuée de la moitié de sa valeur. Le méchant aveugle se lamentait, car incontinent au toucher il connaissait que la blanque n’était pas entière. « Que diable est cela ? » disait-il, « depuis que tu es avec moi, on ne me donne que demi-blanques, et auparavant on m’en donnait d’entières, voire même une blanque et un maravédis. Tu dois être cause de cette mesquinerie. »
Aussi abrégeait-il ses oraisons de plus de moitié, m’ayant commandé de le tirer par le bout de son manteau dès que celui qui le faisait réciter s’en allait ; et aussitôt que je l’avais avisé, il recommençait à crier : « Qui veut faire réciter telle ou telle oraison ? » comme les aveugles disent communément.
Quand nous mangions, il avait coutume de placer auprès de lui un petit pot de vin. Moi, d’abord, je le saisissais lestement, et, après lui avoir donné un couple de baisers silencieux, le remettais à sa place. Cela ne dura guère, car, en comptant ses gorgées, il reconnut le déchet, et dès lors, pour préserver son vin, ne lâchait plus le pot, mais le tenait ferme par l’anse. Inutilement : car onques pierre d’aimant n’attira le fer comme moi le vin avec une longue paille de seigle choisie à dessein, que j’introduisais dans la bouche du pot, aspirant le vin et le déposant en lieu sûr. Mais le traître était si rusé qu’il me sentit et dorénavant mit son pot entre ses jambes et le boucha avec la main, de sorte qu’il put boire en sécurité. Comme je m’étais fait au vin, j’enrageais pour en boire, et voyant que l’artifice de la paille ne me servait plus, je m’avisai de faire au fond du pot une petite fontaine ou pertuis fort étroit, que je fermai délicatement avec une très mince boulette de cire. À l’heure du repas, feignant d’avoir froid, je me glissais entre les jambes du pauvre aveugle pour me chauffer à son maigre feu : à la chaleur duquel la cire, qui était très menue, se fondant, la petite fontaine commençait à dégoutter dans ma bouche, que je tenais si bien que du diable s’il s’en perdait une seule goutte. Aussi, quand le pauvret voulait boire, il ne trouvait plus rien. Il s’étonnait, se maudissait, donnait au diable le pot et le vin, ne comprenant pas ce que ce pouvait être. « Oncle, vous ne prétendrez pas, au moins, que je vous bois votre vin, puisque vous ne lâchez pas le pot », disais-je.
Mais tant de fois il tourna et palpa le pot, qu’il découvrit la fontaine et s’aperçut de la tricherie ; cependant il dissimula comme s’il n’avait rien senti. Le lendemain, tandis que le pot distillait dans ma bouche, et que, loin de penser qu’un malheur m’attendait ni que le méchant aveugle m’avait découvert, je m’étais, comme de coutume, assis, le visage tourné vers le ciel, les yeux à demi clos, pour mieux savourer l’exquise liqueur, le misérable aveugle sentit le moment venu de prendre de moi vengeance ; et levant des deux mains cette douce et trop amère cruche, l’abattit de toute sa force sur ma bouche, de manière que le pauvre Lazare, qui de rien de semblable ne se doutait, mais comme d’autres fois était sans souci et joyeux, crut vraiment que le ciel avec tout ce qu’il renferme, s’effondrait sur lui. La tape fut telle qu’elle m’étourdit et me fit perdre connaissance, et la meurtrissure si forte que des morceaux de la cruche, m’entrant dans la figure, la rompirent en plusieurs endroits, et me brisèrent les dents qui depuis lors me manquent.
Dès cette heure, je voulus du mal au méchant aveugle, et quoiqu’il me cajolât, régalât et soignât, je vis bien qu’il s’était réjoui du cruel châtiment. Il me lava avec du vin les déchirures qu’il m’avait faites avec les morceaux du pot, et en souriant me dit :
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