Aïcha
épouse, je fus acclamée comme une reine. Le bonheur ruisselait dans mon sang avec cette innocence qui n’appartient qu’à l’âge si tendre qui était encore le mien. Ma mère, Omm Roumane, et Barrayara, ma servante, entretenaient cette illusion avec la sincérité de celles qui aiment sans juger. Mon père, Abu Bakr, d’ordinaire si sévère et si froid, encourageait mon bonheur. L’honneur et l’aisance revenaient sur nous. Dans la grande cour de notre maison résonnaient rires et cris de joie. Même pendant les prières, le sourire ne quittait plus nos lèvres.
Donc, ce matin-là, voyant mon reflet dans le miroir de cuivre que me tendaient ma mère et Barrayara, je me trouvais la plus belle et la plus heureuse créature du monde.
Soudain, des éclats de voix résonnèrent dehors. Je me précipitai pour soulever la portière tissée de ma chambre. Fatima, la fille très aimée de Muhammad, entrait à cheval dans la cour, devançant Ali ibn Talib, son époux. Elle tenait son fils nouveau-né serré contre sa poitrine. Le manteau rouge de ses épousailles recouvrait ses épaules.
Ali sauta sur le sol et l’aida à quitter sa selle. La voix sèche et tranchante, Fatima exigea de voir son père. Une servante lui répondit qu’il priait avec ses compagnons.
— Nous serons patients, lança Fatima.
Sans attendre qu’on l’y invite, elle alla s’asseoir sous le grand tamaris où le Messager recevait ses visiteurs. La mine embarrassée, Ali la suivit. Un sourire crispait ses lèvres. Il jetait des regards ici et là. Nos yeux se croisèrent. Un éclair. Il les détourna aussitôt.
L’attente ne dura pas longtemps. Mon époux apparut, sortant de la longue pièce sous l’auvent à demi clos qui, en ce temps-là, servait de masdjid . L’eau de l’ablution sacrée brillait sur son front. Il s’essuya les mains au linge qu’une servante lui tendait en plissant les yeux sous la violence de la lumière.
Ali devança Fatima. Il s’approcha vivement de Muhammad, son père adoptif, pour le saluer et lui parler. Sa voix était trop basse pour que je perçoive ses paroles.
La surprise s’afficha sur le visage de mon époux. Il fit face à sa fille et s’exclama :
— Par Dieu ! Ton fils n’a pas de nom ?
Fatima lui tendit aussitôt le bébé. D’une voix si claire que même les femmes dans la cuisine l’entendirent, elle lança :
— Mon fils est ton sang autant que celui d’Ali. Quel nom pourrait-il porter qui ne vienne pas de toi ?
Dix pas derrière eux, tous les compagnons du Messager sortirent à leur tour de la masdjid. Omar ibn al Khattâb, Tamîn al Dârî, Zayd, Al Arqam et bien sûr mon père, Abu Bakr. Quelques seigneurs ansars, « Alliés », comme on appelait désormais les Aws et les Khazraj, les anciens clans non juifs de Yatrib, les accompagnaient. Ils étaient venus prier et remercier Allah du butin de Badr. Tous s’approchèrent, encerclant Muhammad, Fatima et Ali.
Comme toujours, mon père Abu Bakr prit soin de se tenir un pas devant eux, tout près de l’épaule droite de mon époux, le Choisi d’Allah. En découvrant le fils de Fatima, il esquissa un sourire. J’en connaissais le sens. Quand mon père avait l’air amusé et désinvolte, cela cachait de l’agacement. Parfois même un début de colère.
Muhammad caressa le front de son petit-fils, le cajola avec plaisir, puis annonça qu’il se nommerait Hassan.
Tous ceux qui se tenaient dans la cour applaudirent, appelèrent la bénédiction d’Allah sur lui et lancèrent des « Longue vie à Hassan ibn Ali ibn Abi Talib !» Ma mère et Barrayara se tenaient à mon côté. Toutes les trois, nous criâmes avec les autres. Barrayara lança son ululement. Elle en était très fière : il pouvait vriller les oreilles les plus dures à deux portées de flèche, au moins.
Ensuite, mon époux entraîna tout le monde dans la petite mosquée pour que son petit-fils y reçoive la protection de la prière. Il y eut du brouhaha et de l’excitation chez les femmes et les servantes quand Fatima reparut dans la cour, serrant Hassan contre son sein. Elle remonta sur son cheval sans l’aide de personne ni un regard pour quiconque. Ali chevaucha sa monture et galopa derrière elle. Ma mère jeta un coup d’oeil aigre à Barrayara. Peut-être même lui chuchota-t-elle quelques mots.
Je n’y prêtai pas attention. Déjà alors, et pour toute ma vie ensuite, je n’entretenais guère le goût des murmures et des
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