Aïcha
sous-entendus, qu’ils fussent de miel, de vinaigre ou de pur poison. Et puis, en vérité, ce jour-là, ma robe bleue et mes nouveaux bijoux m’intéressaient autrement plus que les mauvaises manières de celle qu’on disait ma belle-fille, bien qu’elle eût au moins cinq ou six années de plus que moi.
2.
Comme cela lui arrivait souvent, Abu Bakr, mon père, vint me visiter plus tard dans la journée. Je compris alors toute la signification de la visite de Fatima.
J’étais dans l’enclos des cuisines en train d’aider Barrayara à pétrir de la pâte ou à moudre de l’orge. Je n’ai jamais eu de goût pour ces heures infinies que nous autres femmes devons perdre dans les cuisines. Nous y répétons des tâches qui jamais ne nous rendent bien intelligentes. Tout au contraire, la chaleur des fourneaux y cuit l’ennui, la fatigue et la bêtise tout autant que la nourriture et rendent souvent ces lieux aussi insalubres pour l’esprit et le coeur que des fosses d’eau croupie.
Mon père s’immobilisa dans l’ombre qui mangeait déjà la moitié de la cour. Il ne pouvait pas s’approcher plus pour me faire signe de le rejoindre. L’hiver précédent, le seigneur Omar ibn al Khattâb, connu pour détester les femmes, avait obtenu de Muhammad l’édiction d’une règle saugrenue : les hommes ne devaient pas approcher à moins de trois lances de distance des lieux où nous nous affairions, nous, les femmes, mères, filles, soeurs, esclaves et servantes. D’abord, mon époux avait ri de la proposition. Omar s’en était vexé. Accompagné d’une bande de vieux, il avait harcelé Muhammad deux lunes durant. Celui-ci avait finalement cédé en haussant les épaules.
Ignorant les protestations de Barrayara, j’abandonnai aussitôt ma corvée pour me précipiter vers mon père. Il m’accueillit par une réprimande : l’épouse du Prophète ne devait pas sautiller dans la cour de sa maison comme une gamine.
Je compris aussitôt qu’il avait quelque chose de grave à me dire. À la manière dont il souleva la portière de ma chambre et à son hésitation à en franchir le seuil, je sus aussi que cette chose grave ne passerait pas ses lèvres sans l’embarrasser.
Pour me faire pardonner mon enfantillage et jouer à la femme accomplie, je lui offris un gobelet de lait frais, des dattes charnues dans une jolie coupe de cuivre, et lui montrai les cadeaux de Muhammad. La magnifique tunique bleue ne l’impressionna pas, mais il fit rouler le long collier aux pierres de couleur entre ses mains. Il caressa du pouce les turquoises et les cornalines, les lapis-lazulis et les hématites, passa les doigts sur la grande plaque d’obsidienne incrustée d’améthystes qui pèse aujourd’hui encore entre mes seins.
Dans sa jeunesse, en compagnie de Muhammad, mon père avait fait le commerce de ces bijoux. Il aurait su me préciser la provenance de chacune de ces pierres. Il me demanda :
— Que penses-tu de ce que tu as vu aujourd’hui ?
Je devinai aussitôt de quoi il parlait.
— Hassan est un beau prénom pour le fils de Fatima, répondis-je. J’espère que cet enfant lui allégera l’humeur. Barrayara assure que cela arrive. Que bien des femmes au caractère acide prennent le goût du sucre en devenant mères.
Mon père eut une grimace de dédain. Ayant le désir de l’adoucir, je bavardai encore :
— Le Messager était très heureux de tenir son petit-fils entre ses mains…
— Heureux, ton époux le serait plus encore si c’était son propre fils qu’il pouvait tenir dans ses paumes et non celui de son gendre !
Les mots de mon père troublèrent ma bonne humeur. Et me firent rougir. Je savais maintenant de quelle chose grave il souhaitait m’entretenir. Ce n’était pas une surprise. Mais il n’était pas de parole que je redoutais le plus au monde d’entendre dans sa bouche.
Baissant la voix et la rendant plus pesante encore, il ajouta :
— Un fils de son épouse bien-aimée. Toi.
Je baissai le front, incapable de soutenir son regard. Il s’inclina vers moi. Ses doigts frôlèrent ma tunique avant de m’obliger à relever la tête.
— Es-tu certaine d’avoir bien compris ce que tu as vu ? me demanda-t-il quand il put fixer mon regard.
— J’ai vu Fatima présenter son fils à son père et mon époux se plaire à cajoler sa descendance.
— Celle d’Ali ! Pas la sienne. Celle de son sang, Aïcha ! Pas celle de sa chair.
— Oui.
— Ce n’est
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