Aïcha
étaient frère et soeur de lait, lui, fils de puissant, et elle, fille d’esclave. Ils ne s’étaient jamais quittés. Ma mère assurait qu’Abu Bakr n’avait jamais voulu pour moi d’autre servante que Barrayara. Elle avait même dû se battre pour me donner le sein dans les jours suivant ma naissance. Aussi ne fus-je pas surprise d’entendre mon père rire et même de le voir se détendre.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, Barrayara, fit-il en lissant sa tunique. Ce que veut Allah n’a pas de limite. La femme d’Abraham avait cent ans quand elle a enfanté. Si le Clément et Miséricordieux désire un fils de ma fille pour Son Messager, le ventre d’Aïcha sera gros avant la prochaine lune.
Barrayara ouvrit la bouche pour répliquer, mais la voix puissante de Bilâl résonna dans la cour, appelant à la prière du soir en chantant. Depuis plus d’une année le Messager avait confié la charge de muezzin à celui qui avait été son fidèle esclave noir et avait enduré la torture des Mekkois.
Mon père se précipita hors de la chambre. Ma mère soupira, trop contente qu’Allah nous réduise au silence.
Quant à moi, qu’Allah me pardonne, ce soir-là, durant la prière, je ne fus guère attentive. La peur m’emplissait le coeur.
3.
Ma peur avait d’abord été celle de la guerre.
Dix-sept jours plus tôt, alors que nous nous mettions en route pour affronter les Mekkois à Badr, Muhammad m’avait annoncé que je serais à son côté dans la bataille.
— Allah aime ta présence et Son ange Djibril se plaît en ta compagnie. J’aurai besoin de toi.
Mon père s’en était réjoui. Moi, dès ce moment, je ne cessai de trembler. La victoire me paraissait impossible : Muhammad lui-même avait annoncé que les Mekkois étaient mille et les Croyants d’Allah à peine trois cents. Autour de ma chamelle, tandis que nous faisions route vers Badr, les guerriers riaient trop fort en hurlant les mots du Coran. La perspective du combat donnait au seigneur Omar ibn al Khattâb l’apparence d’un démon. Il entraînait les combattants d’Allah dans des gesticulations et des braillements si féroces qu’ils les vidaient de toute crainte.
Seuls mon père et mon époux gardaient leur calme. Cela ne m’apaisait pas pour autant. J’étais bien trop jeune pour posséder leur foi en la toute-puissance d’Allah. Mes nuits étaient solitaires et sans sommeil. Muhammad se tenait à l’écart de ma chambre. Il ne passait plus après la prière du soir, comme il en avait l’habitude, pour me dire un mot gentil. Il avait trop à faire avec ses guerriers pour se soucier de moi. Je ressassais les mille horreurs que j’avais entendues sur le destin des épouses de vaincus. La couche sans pitié de l’ennemi, l’esclavage, les humiliations sans fin…
Dans le palanquin, Barrayara se taisait. Sa peau prenait l’aspect du lait caillé. Elle se mordait les lèvres. Si les Mekkois emportaient la bataille, son sort serait pire que le mien.
Lorsqu’enfin nous atteignîmes la palmeraie près des puits de Badr, le soleil rougeoyait. Aussitôt achevée la prière du soir, Muhammad fit dresser une tente pour moi. Quand je fus à l’intérieur, il se posta sur le seuil et déclara à tous :
— C’est ici que Dieu décidera si nous sommes dignes de vaincre les mécréants de Mekka.
Sa voix pleine de force et d’assurance me surprit plus que ses mots. Ce n’était pas celle nerveuse et violente d’Omar. Ni celle, sombre et mesurée, de mon père. Mon époux n’avait pas besoin d’exciter ses nerfs ou de maîtriser ses craintes.
Par ces paroles, j’eus l’impression qu’il me protégeait. Et plus encore. Lui qui avait semblé ne plus se soucier de moi, d’un coup il paraissait nouer son destin au mien, selon la volonté d’Allah.
Pour la première fois depuis mon départ de Yatrib, j’eus honte de la peur qui me serrait le ventre. Ne savais-je pas que le Messager suivait le chemin tracé pour lui par le Clément et Miséricordieux ? N’avait-il pas montré bien des fois qu’il n’était ni inconscient ni démesurément téméraire ? Ne m’avait-il pas répété que je n’étais pas une épouse comme les autres ? C’est à lui que la bonté de Dieu m’avait destinée pour toujours, et c’est pour lui seul que le Tout-Puissant m’avait dotée d’une mémoire prodigieuse.
Me rappelant la longue maladie qui avait bouleversé mon enfance, Muhammad me dit :
— Allah a
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