Antidote à l'avarice
souper.
La taverne la plus proche du chantier naval était petite et sans prétention aucune. Quand Romeu et ses compagnons y entrèrent, elle était déjà pleine d’hommes attablés là depuis un certain temps, encore à digérer la cruelle nouvelle – pour eux, le travail était terminé. Un silence s’abattit sur la salle à l’arrivée des nouveaux venus ; ils adressèrent un signe de tête à leurs anciens collègues et prirent place sur un banc, dans un coin reculé.
— Regarde les choses comme ça…
Celui qui parlait s’adressait à un petit homme sec et nerveux.
— C’est la semaine sainte, non ? Tu auras tout ton temps pour préparer ton âme pour Pâques. Parce que je n’ai pas remarqué que ton carême accordait une grande part au jeûne.
— Quoi ? Tu m’accuses de ne pas jeûner ? Ici ? Ça fait des semaines que je ne vis que du mauvais vin et de la soupe claire de la mère Benedicta.
— Ça ressemble à une pénitence, grommela un autre.
— Rien que cette gorgée m’économise au moins cinq cents ans de purgatoire, dit le petit homme en vidant sa chope.
— On aura des tas d’occasions de jeûner maintenant que le travail est fini, remarqua un individu chauve et trapu, au visage rubicond. Tout le monde se lamente parce que personne ne veut travailler mais, quand on est libre, est-ce qu’ils vous embauchent ? Non. Et nous, on est là, à traîner dans la rue, avec nos enfants qui ont faim et nos femmes qui n’arrêtent pas de pleurnicher. Il faudrait faire quelque chose pour ça.
— Si tu n’avais pas gâché plus de bon bois que tu n’en as posé sur la coque de cette galée, on t’aurait peut-être gardé, fit observer un homme à la silhouette élancée.
— Ah oui ? Et toi ? répliqua le chauve.
— Je n’en fais pas beaucoup, ça, tout le monde le sait, mais ce que je fais, c’est de la belle ouvrage, rétorqua l’autre avec un sourire désabusé. J’apprécie l’argent quand il m’arrive, mais je ne suis jamais surpris quand ils me débauchent.
Le chauve se leva brusquement et tituba. Le rebord de la table contre ses cuisses l’aidait à se tenir debout.
— Tu veux dire que je ne connais pas mon métier ?
— C’est exactement ça, fit l’autre en bâillant, tu ne le connais pas.
Le chauve se redressa, se pencha au-dessus de la table à tréteaux et saisit son ancien compagnon de travail par la tunique pour l’obliger à se lever. La table vacilla et beaucoup de vin se renversa. L’homme repoussa le banc, baissa la tête et en donna un coup violent dans l’estomac du petit chauve, qui se tordit en deux et tomba à la renverse, entraînant trois des buveurs dans sa chute.
— Et en plus, tu ne sais pas te battre, ajouta-t-il.
Dans un autre coin de la salle, la mère Benedicta poussa un cri et s’étreignit les mains. D’un pas lourd, elle se dirigea vers l’endroit où étaient entreposées les barriques et ramassa un gourdin de belle taille.
— Dehors ! cria-t-elle. Je ne veux pas d’esclandre dans ma taverne. Dehors, avant que je vous fracasse le crâne !
Elle leva son gourdin comme s’il s’agissait d’une vulgaire cuiller et l’agita d’un air menaçant.
— Voilà, tu as mis la mère Benedicta en colère, dit un ouvrier en se mettant péniblement debout. Allez, dehors, mon ami. Tu veux faire du bon travail ? On va aller au Call et baptiser quelques juifs !
Ils déboulèrent dans la rue en riant de bon cœur.
Romeu regarda ses compagnons et secoua la tête.
— Je m’en vais, déclara-t-il en poussant sa chope à moitié pleine.
— Tu te joins à eux ?
— Je ne crois pas, répondit-il avec sobriété. Il ne sort jamais rien de bon de ce genre de chose.
Il sortit donc dans la fraîcheur de cette soirée printanière et, au lieu de gagner directement sa coquette petite maison de Sant Feliu, il traversa la ville et monta vers le palais épiscopal.
Il n’était absolument pas question que le jeune Salomó des Mestre sorte du Call un soir comme celui-là. Toutes les fêtes chrétiennes avaient leur potentiel de violence, mais Pâques et la semaine sainte étaient les pires de toutes. Les portes et les fenêtres donnant sur le mur d’enceinte devaient être fermées et barrées, y compris la poterne où un gardien veillait en permanence.
Salomó était amoureux. Ce matin même, il avait décidé d’acheter un présent à sa bien-aimée dès l’instant où s’achèverait sa tâche de
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