Au Pays Des Bayous
printemps est la plus incertaine des saisons et avril le plus humide des mois 2 . Les brumes livides qu'exhalent le fleuve écartelé sur des centaines d'hectares, les forêts aqueuses et les marais du plat pays s'obstinent certains jours à résister à la pénétration du soleil. Cependant, l'apparition de ce dernier transforme la lande palustre et désolée en une vaste plaine de bord de mer, lumineuse et toute bruissante de milliers d'oiseaux.
En quelques heures, la température peut passer de la froidure hivernale aux moiteurs de l'été subtropical. Les vents du sud et du sud-est, traversant à grand train, sans rencontrer d'obstacles, le golfe du Mexique, poussent dans un ciel d'apocalypse des nuages boursouflés, couleur d'encre, qui installent le crépuscule en plein midi et crèvent soudain comme des outres trop remplies. Des averses d'une violence extrême douchent, plusieurs fois par jour, ces terres spongieuses du delta, grand corps limoneux irrigué par les innombrables ramifications du Mississippi. Elles laissent à peine aux roseaux et aux herbes hautes le temps de sécher et de se redresser avant qu'une rafale diluvienne ne vienne les abattre à nouveau.
Aussi est-il probable que le baptême de la nouvelle colonie d'Amérique se déroula, le 9 avril 1682, entre deux orages. Le précieux notaire du fort Frontenac, dont Cavelier se faisait accompagner depuis son départ du Canada, rapporte d'ailleurs dans son procès-verbal : « On remonta un peu au-dessus du confluent (des trois bras principaux du fleuve), pour trouver un lieu sec et qui ne fût point inondé 3 . » Tous ceux qui suivirent La Salle sont unanimes à reconnaître, dans leurs rapports ou mémoires, que les explorateurs eurent beaucoup de mal à trouver un endroit à l'abri des débordements du fleuve pour ériger la colonne symbolique de la prise de possession.
Celle-ci fut dressée « environ à 27 degrés d'élévation du pôle », précise Jacques de La Métairie. Les charpentiers membres de l'expédition décapitèrent un arbre, l'ébranchèrent, obtinrent ainsi un fût enraciné, susceptible de résister aux vents et à la montée fréquente des eaux. Ils dressèrent aussi une croix. Sur la colonne improvisée on cloua les armes royales, découpées dans le flanc d'un chaudron de cuivre, et le plus habile grava l'inscription : « Louis le Grand, Roy de France et de Navarre, règne le 9 avril 1682. » Le roi en question se remettait alors, de l'autre côté des mers, de sa première attaque de goutte !
Au pied de la croix fut enterrée une plaque de plomb portant, d'un côté, les armes de France avec, cette fois, une inscription en latin de sacristie : Ludovicus Magnus regnat nono Aprilis MDCLXXXII , et, de l'autre, Robertus Cavelier, cum domino de Tonty, legato, R.P. Zenobio Membre, Recollecto, et viginti Gallis, primus hoc flumen, inde ab Ilineorum pago enavigavit, ejusque ostium fecit pervium nono Aprilis anni MDCLXXXII .
C'est alors que, mettant l'épée au clair, Cavelier de La Salle donna lecture de l'acte de naissance de la Louisiane.
Ce texte vaut d'être reproduit car il constitue une pièce inestimable de l'anthologie colonialiste du XVII e siècle et de tous les temps. Il prouve aussi le souci des formes, qui distinguait alors les explorateurs patentés des coureurs de bois et autres aventuriers.
« De par très haut, très puissant, très invincible et victorieux prince Louis le Grand, par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre, quatorzième de ce nom, ce jourd'hui, neuvième avril mille six cent quatre-vingt-deux, Je, en vertu de la commission de Sa Majesté, que je tiens en main, prêt à la faire voir à qui il pourrait appartenir, ai pris et prends possession, au nom de Sa Majesté et des successeurs de sa couronne, de ce pays de la Louisiane, mers, havres, ports, baies, détroits adjacents, et toutes les nations, peuples, provinces, villes, bourgs, villages, mines, minières, pêches, fleuves, rivières, compris dans l'étendue de ladite Louisiane, depuis l'embouchure du grand fleuve Saint-Louis du côté de l'Est, appelé autrement Ohio, Olighin Sipou ou Chukagoua, et ce du consentement des Chabanon, Chikacha et autres peuples y demeurant, avec qui nous avons fait alliance, comme aussi le long du fleuve Colbert ou Mississipi 4 et rivières qui s'y déchargent, depuis sa naissance au-delà du pays des Sioux ou des Nadouesioux, et ce de leur consentement et des Ohotante, Ilinois,
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