Au Pays Des Bayous
comble les propriétaires, le pouvoir tient lieu de tout à qui n'est rien. Qui a le sens de la grandeur méprise ces profits trop humains. Il vise au destin exclusif, celui que la postérité ne pourra comparer à nul autre. S'établir dans l'Histoire, grand, unique et solitaire, c'est convoiter l'inaccessible. N'y parviennent que ceux qui osent se saisir des circonstances pour transcender l'extravagance, transmuer la folie en raison et la forfanterie en sagesse. Les petits chefs, ceux qui tranchent de tout, et parfois les têtes, avec suffisance et niaiserie, voient dans une telle aspiration de la mégalomanie et une complexion dictatoriale. Seuls les simples et les éveillés apprécient pareille passion de la grandeur. Les premiers parce qu'ils sont capables d'admiration et de foi, les seconds parce qu'ils admettent l'existence d'hommes providentiels, c'est-à-dire d'êtres agréés par la Providence. Les individus de ce type sont adulés par les uns, haïs par les autres et généralement mieux suivis par les pauvres que par les nantis.
Aux opportunistes, dont il usera avec mépris, le guide distribuera des prébendes et des hochets. Les sincères, les dévoués jusqu'à la mort seront payés de rebuffades, parfois d'injustice, souvent d'ingratitude. Les opposants seront traités en rebelles et ne pourront espérer de clémence. L'homme épris de grandeur ne fait pas de sentiment et ignore les états d'âme. Il va son destin. Mais, comme il faut bien que son action s'exerce pour quelque chose qui en vaille la peine, c'est vers une abstraction incontestable qu'il se tourne : Dieu ou la Patrie. Quelquefois, les deux conjointement soudés, comme le voulut Jeanne d'Arc.
Chez les pères jésuites, le jeune Cavelier a longtemps écrit en tête de ses devoirs la formule : Ad majorem Dei gloriam . Il a failli, en entrant plus tard au service de la Compagnie de Jésus, consacrer sa vie uniquement à la plus grande gloire de Dieu, mais il opta pour une grandeur plus humaine. Ad majorem patriae gloriam : telle aurait pu être sa justification avouée.
Tous les biographes de René Robert s'entendent pour dire que le fondateur de la Louisiane fut un enfant sage, un élève appliqué, un adolescent dévot. Il vint au monde en 1643, l'année où mourut Louis XIII, et fut baptisé le 22 novembre, en l'église Saint-Herbland. Son père, Jean Cavelier, mercier grossier – on dirait aujourd'hui grossiste en draps et tissus – figurait parmi les notables d'une cité prospère qui ne craignait que les épidémies et les bandes de va-nu-pieds qui organisaient parfois des razzias pour tromper leur misère. Le port accueillait des marchandises apportées d'autres continents par d'intrépides marins. La bourgeoisie rouennaise soutenait de ses deniers, et avec profits, les armateurs audacieux. Les revenants-bons de l'import-export ne datent pas d'hier !
Le benjamin des Cavelier avait dix ans quand il assista, à la Chandeleur 1653, à l'élection de son père au poste envié de maître de la Confrérie Notre-Dame. Son oncle Henri était déjà trésorier de la fabrique et figurait en vingt-quatrième position sur la liste des actionnaires de la Compagnie des Cent-Associés. Cette compagnie, fondée en 1627 par Richelieu, et à laquelle avait adhéré Champlain, fondateur de Québec et défunt gouverneur du Canada, détenait le monopole du commerce de la fourrure « sur un territoire allant de la baie de l'Hudson à la Floride et de Terre-Neuve au lac Huron ». Ce ne fut pas une très bonne affaire pour l'oncle Henri, non plus que pour les autres actionnaires. René Robert avait deux ans quand les Cent-Associés durent céder leurs privilèges à une Compagnie des Habitants organisée en Nouvelle-France.
Comme ses deux frères aînés, le petit Cavelier fut envoyé au collège des jésuites fondé en 1592 par Charles de Bourbon 5 , établissement renommé dans toute la Normandie et qui recevait alors mille six cents élèves. Un ancien, anobli par le roi en 1637, était déjà célèbre pour avoir écrit quelques tragédies à succès : le Cid , Horace , Cinna , Polyeucte notamment. On ne devait pas manquer de rappeler à René Robert, comme à ses condisciples, que Pierre Corneille avait raflé, en troisième et en première, les prix de vers latins. En revanche, les bons pères s'abstenaient sans doute de raconter que ce même Corneille, fils du maître des Eaux et Forêts de la vicomté de Rouen, était tombé
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