Borgia
rêves dépassés d’un coup par la plus singulière fortune, le chevalier s’inclina, saisit la main de César et la porta à ses lèvres…
– Maintenant, vous pouvez vous retirer, monsieur… Un mot encore, cependant. Ce matin, lorsque vous fîtes peur à ce bon Garconio, vous avez rencontré une jeune dame vêtue de blanc et montée sur un cheval blanc ?…
Il allait parler… Il cherchait les mots qui devaient assurer à Primevère les bonnes grâces de César… Tout à coup, une pâleur livide s’étendit sur son front. Les paroles s’étranglèrent dans sa gorge…
En s’inclinant, Ragastens avait jeté les yeux, par hasard, sur la mosaïque de marbre qui formait le plancher de la salle. Et il venait d’apercevoir une large tache de sang !…
Pourquoi cette vue arrêta-t-elle les mots irréparables qu’il allait proférer… Frémissant, il se tut…
– Eh bien, monsieur, fit César, vous alliez dire…
– J’allais dire, monseigneur, que j’ai en effet rencontré la dame dont vous me parlez et que j’ai bien regretté d’avoir interrompu la conversation de ce digne moine, lorsque j’ai su qu’il était à vous !
– Ainsi, reprit Borgia devenu sombre, vous ne la connaissez pas ?…
– Comment la connaîtrais-je monseigneur ?… J’ignore son nom : je ne sais même pas par quel chemin elle a disparu…
– Bien, monsieur… Vous pouvez vous retirer. Après-demain, au château Saint-Ange… N’oubliez pas !
– Diable, monseigneur, pour oublier, il faudrait que j’eusse perdu l’esprit.
Et Ragastens, de l’air le plus naturel du monde, fit une profonde et gracieuse salutation à Lucrèce, qui lui donna sa main à baiser. Puis il sortit, se réservant de réfléchir à la découverte qu’il venait de faire.
Ses soupçons éveillés, il se demandait maintenant si toute cette aventure, commencée comme un beau rêve, n’allait pas aboutir à quelque traquenard. Avec un frisson, il se rappela les avertissements de Primevère. À ce moment, une petite main douce saisit la sienne et une voix lui glissa à l’oreille :
– Venez, et ne faites pas de bruit…
Ragastens était brave. La voix n’avait rien de sinistre au contraire… Et pourtant, il fut saisi d’un malaise. Mais il se remit promptement et, s’en remettant à sa bonne étoile, il suivit son guide féminin.
Après des tours et des détours, il se retrouva tout à coup dans la salle des festins. La vaste pièce était maintenant faiblement éclairée par un seul flambeau. Le cœur de Ragastens battait à rompre.
– Ne bougez pas… ne remuez pas, murmura son guide, et attendez ici… jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher.
Puis la servante qui avait conduit le chevalier disparut.
Les yeux de Ragastens furent aussitôt invinciblement attirés vers la tache de sang… Elle était là encore… Il s’approcha sur la pointe du pied… se baissa… toucha le sang… il n’était pas encore complètement coagulé.
– Il y a une heure à peine que ce sang a été répandu ! murmura-t-il… Oh ! Qu’est cela ?…
Une autre tache apparaissait plus loin… puis d’autres… tout un chemin rouge, une piste sanglante ! Haletant, il suivit cette piste, courbé sur les dalles, pas à pas…
Il arriva à une porte et mit la main sur le verrou… La porte s’ouvrit… Au delà, la piste continuait…
Guidé par elle, Ragastens traversa plusieurs salles et parvint enfin à une dernière porte qu’il ouvrit. Il étouffa alors une exclamation de surprise épouvantée. Il se trouvait au bord du Tibre !…
Un instant, il eut la pensée de se laisser glisser dans le Tibre, de se sauver… Mais l’idée de fuir – de fuir devant une femme ! – le révolta.
Il raffermit son épée, ferma la porte et rapidement, d’un pas léger, regagna la salle des festins, toujours obscure et silencieuse. Quelques minutes pleines d’angoisse s’écoulèrent.
Enfin la même servante reparut. Comme tout à l’heure, elle le prit par la main et lui fit traverser trois ou quatre pièces obscures. Elle s’arrêta alors devant une porte et lui dit simplement :
– Vous pouvez entrer.
Ragastens hésita une seconde ; puis, haussant les épaules, poussa la porte…
Il se trouva au seuil d’une sorte de réduit mystérieusement éclairé, comme le sont les chapelles, pendant les nuits de prières.
Au fond de ce réduit, sur un amas de peaux de panthères, une femme !… Une femme nue qui souriait,
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