Borgia
à qui il les confiait. César ne l’ignorait pas.
– Je songe à te marier ! fit tout à coup le vieux Borgia.
César éclata de rire, rassuré.
– Quel mal vous ai-je fait, mon père ? s’écria-t-il.
– Ne plaisante pas, César… Je connais tes goûts, je sais que le sacrement du mariage inspire à ton indépendance une répulsion que je ne veux pas contrarier… Donc, si je te parle d’un mariage possible, c’est que j’y vois le moyen de consolider à jamais notre puissance…
– Je vous écoute, mon père ! dit César redevenu attentif et sérieux.
– Écoute, César, il m’arrive parfois de regarder derrière moi dans ma vie et de me rappeler tout ce que j’ai fait pour la gloire et la fortune de notre maison…
La voix du vieillard devint rocailleuse… sa figure s’assombrit.
– Alors, César, il me semble que des fantômes se mettent à rôder autour de moi !… Des princes, des comtes, des évêques, des cardinaux… toute une ronde infernale de têtes livides qui me menacent… tous ceux qui sont tombés autour de nous, par le fer ou par le poison… Les Malatesta, les Manfredi, les Vitelli, les Sforza… tous sortent de leurs tombeaux et me disent : « Rodrigue Borgia, quiconque tue sera tué ! Borgia, tu périras par le poison !… »
– Mon père !… Chassez ces puériles imaginations…
– César ! César ! murmura le pape en saisissant la main de son fils, j’en ai l’horrible pressentiment : je mourrai avant peu… et c’est par le poison que je mourrai !… Tais-toi !… Laisse-moi achever ! Que je meure, moi, ce n’est rien ! Mais toi !
– Suis-je donc menacé ?…
Le pape jeta à son fils un de ces coups d’œil en dessous qui lui étaient familiers et vit que la terreur commençait à faire son œuvre dissolvante dans l’esprit de César.
– Enfant ! s’écria-t-il. T’imagines-tu donc que ce soit à moi qu’on en veut ? Allons donc ! S’il n’y avait que moi, on me laisserait mourir de vieillesse… car je suis usé… Mais toi ! Toi !… Le digne héritier de ma puissance ! Toi, qui as conquis les Romagnes ! Toi, qui rêves de restaurer l’empire de Néron et de Caligula ! Toi, César, mon fils, c’est toi que l’on veut atteindre, et pour te frapper plus sûrement, il faut que je disparaisse le premier…
– Par l’enfer ! gronda César, avant qu’on ait touché à un cheveu de votre tête, mon père, j’incendierai l’Italie, du cap Spartivento jusqu’aux Alpes !…
– Il y a mieux à faire, César ! reprit le pape dont l’œil noir s’éclaira de satisfaction.
– Parlez… je suis prêt à tout !
– Eh bien, César… ce mariage… il arrangerait tout !
– Encore faut-il que je sache…
– Le nom de celle qui nous apportera en dot la pacification de l’Italie et la certitude de notre puissance consolidée ? Je vais te le dire : c’est la fille du comte Alma… Béatrix !
– La fille du comte Alma !… fit César étonné.
– Tu la connais ?
– J’ignorais même que le comte eût une fille !… Mais, mon père, comment pouvez-vous supposer qu’une alliance soit possible entre les Borgia et les Alma ?… Vous disiez que j’ai conquis les Romagnes… C’est vrai, mais je n’ai pu faire capituler la citadelle de Monteforte, qui a résisté à six assauts et à un siège de quatorze mois ! Le comte Alma, seigneur de Monteforte demeure debout, insolent, superbe, comme une perpétuelle menace…
– Eh ! tu mets le doigt sur la plaie… Monteforte est devenu le rendez-vous de tous les mécontents… de tous ceux que nous avons dépossédés et dépouillés. Intrigant, actif, courageux, le comte Alma a concentré autour de lui, en un faisceau, les haines et les rancunes éparses dans l’Italie… Vois-tu bien l’intérêt que nous avons à ce que Béatrix devienne ta femme ?…
– Jamais le comte n’y consentira…
– Tu l’y obligeras.
– Comment ?
– En enlevant sa fille, d’abord.
César, soucieux, le front barré d’un pli de défiance, cherchait dans sa tête les arguments pour se dispenser de cette opération qui lui souriait médiocrement. L’amour sauvage qui, d’heure en heure, grandissait dans ce cœur, n’y laissait plus de place pour l’aventure proposée.
– Marcher sur Monteforte, reprit le pape, avec des forces suffisantes, s’emparer de ce dernier rempart, tenir le comte à ta merci, et alors lui proposer
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