Borgia
bavardages inutiles au moment de l’agonie… Mais, d’autre part, cette agonie vient beaucoup trop vite… j’avais calculé qu’elle se produirait au moins deux heures après la blessure… Il faudra modifier le dosage…
Puis, Garconio ayant jeté un dernier regard sur le cadavre, s’en alla lentement, la tête penchée, absorbé par de savants calculs.
Les funérailles de François Borgia, duc de Gandie, avaient eu lieu en grande pompe. Après la messe solennelle célébrée à Saint-Pierre, le corps avait été promené par la ville, en procession.
Il était environ cinq heures lorsque, ayant fait le tour de la ville au son des cloches de toutes les églises, le cercueil fut ramené à Saint-Pierre. Là, il fut fermé et le cadavre fut déposé dans un des caveaux de la crypte.
Sur tout le parcours, des cris retentirent, comme s’il y eût eu un commencement de sédition. À ces cris, César qui, jusque-là, avait paru s’absorber en une profonde méditation, releva la tête.
– Oh ! oh ! fit-il, nos Romains sont bien courageux aujourd’hui ! Ils osent me regarder en face !…
Mais aussitôt il s’aperçut avec stupéfaction que ce n’était pas vers lui que convergeaient les mille menaces jaillies de la foule.
– Corpo di bacco, comme dit mon vénéré père… À qui en ont-ils donc ?
Près de lui, sur sa droite, comme il le lui avait recommandé, se tenait le chevalier de Ragastens. Un peu en arrière, venait Astorre, favori détrôné, puis Rinaldo, le duc de Rienzi et une centaine de seigneurs.
César avait jeté un rapide coup d’œil derrière lui. Chose étrange, les courtisans qui, en vingt circonstances pareilles, s’étaient massés autour de lui, l’épée haute, ne bronchaient pas. Et même, il lui sembla que des signes s’échangeaient entre certains seigneurs et la foule.
César pâlit. Était-il donc trahi ?…
Mais, presque aussitôt, il se rassura.
Non ! Ce n’était pas à lui qu’on en voulait !… Les clameurs éclataient maintenant, brutales et significatives :
– Mort à l’assassin de François !…
– Au Tibre, le Français maudit !…
– Justice ! Au bourreau, le meurtrier !…
Et c’était vers Ragastens que se tendaient les poings. Borgia eut un mauvais rire.
– Parbleu ! fit-il, entendez-vous, chevalier ?
– J’entends, monseigneur, mais je ne comprends pas.
– C’est pourtant du bon italien…
– Peuh ! De l’italien de bas étage !
– Mais enfin, que leur avez-vous fait ?
– Le diable y perdrait son latin, monseigneur… Holà… ils sont enragés… Attention, Capitan !…
La situation devenait périlleuse. En effet, dans les moments de flux et de reflux de la foule que l’impunité excitait, Ragastens fut tout à coup enveloppé dans un tourbillon et violemment séparé de Borgia.
Le chevalier ramassa les rênes de son cheval et, par une pression des genoux, le mit en garde.
Borgia voulut se retourner et donner l’ordre de charger la multitude. Mais il se vit entouré de ses courtisans. Rinaldo saisit la bride de son cheval et s’écria :
– Au château, monseigneur ! Tout à l’heure nous sortirons en force pour dompter cette rébellion… Maintenant, nous serions écrasés.
Ragastens demeura seul. Il ne se demanda pas pourquoi la foule l’accusait de l’assassinat du duc de Gandie. Il ne vit pas le moine Garconio qui, vêtu en homme du peuple, courait de groupe en groupe. Mais il vit qu’il était cerné de toutes parts.
Et il résolut de vendre chèrement sa vie. La vision de Primevère flotta un instant devant ses yeux. Il eut comme un soupir de regret.
– Bah ! murmura-t-il, un peu plus tôt, un peu plus tard… peu importe ! Montrons à ces faquins comment sait mourir le pauvre aventurier qui n’a pour capital que sa dague et son courage !
En même temps, il enfonça ses éperons dans les flancs de Capitan. Celui-ci, peu habitué à semblable traitement, se cabra, pointa et finalement détacha coup sur coup une douzaine de formidables ruades. En un clin d’œil, un vaste cercle vide s’était formé. Des hurlements de fureur s’élevèrent, mêlés aux gémissements de trois ou quatre assaillants dont Capitan venait de fracasser les mâchoires.
Ragastens répondit aux clameurs par un éclat de rire.
Il avait dédaigné de tirer sa rapière qui, d’ailleurs, contre cette masse compacte lui eût été d’un faible secours. Mais, crânement campé sur sa
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