Caïn et Abel
sens qu’elle est tournée vers moi.
Empruntant la voix de Tommaso Campanella, je cite :
« Je suis la cloche qui annonce l’aurore nouvelle ! »
Car il pensait que l’année 1600 serait le nœud des temps, et qu’après cela viendrait un âge d’or.
Il voulait que la Terre soit le royaume de Dieu, mais se défiait de ceux qui se proclamaient disciples du Christ.
Je lis :
« Les chrétiens d’aujourd’hui ressemblent bien plus à ceux qui Te crucifièrent qu’à Toi-même, Crucifié. Tant ils s’éloignèrent, bon et doux Jésus, des lois prescrites par Ton esprit divin… Si Tu redescends sur terre, viens armé, Seigneur. Tes ennemis Te préparent d’autres croix, non lesTurcs ni les Juifs, mais les chrétiens eux-mêmes. »
J’étais le prédicateur qui doit à toute force retenir l’attention des fidèles, piquer leur curiosité, les convaincre, les exalter pour les entraîner à sa suite.
« Les habitants de la Cité du Soleil, les Solariens, étaient gouvernés par un Métaphysicien assisté de trois princes : Pon, Sin et Mor – Puissance, Sagesse et Amour. Dans la Cité, tous les Solariens sont soumis à l’étude de toutes les disciplines, et les sept murailles concentriques qui délimitent les quartiers sont à la fois des fortifications, des habitations et des bibliothèques. »
C’était une fable, un rêve. J’ai senti que cette utopie ravissait Claudia et je m’appliquais à rendre ma voix d’autant plus veloutée, persuasive.
Je devais être l’enchanteur.
« Dans la Cité du Soleil, tout appartient à tous, l’adultère n’existe pas, de même qu’il n’y a pas de mal à manger le pain qui est commun, et la fornication n’est pas reconnue comme un péché contre nature, car dans la République du Soleil la fornication n’existe pas, puisqu’il y a communauté. »
Je n’ai pas voulu m’interrompre, briser le charme, ce lien qui nous unissait à nouveau.
Mais je devais aussi m’interdire de céder à mes tentations : regarder Claudia, saisir sa main, lui baiser le cou, les lèvres, l’enlacer, la porter jusqu’au lit.
J’ai expliqué que, dans la Cité du Soleil, des astrologues désignaient ceux qui iraient au lit ensemble.
J’ai repris le livre et, sans me tourner vers Claudia, j’ai lu :
« Alors, après force ablutions, ils font l’amour tous les trois soirs, les grandes et belles filles avec les hommes grands et intelligents, les grasses avec les maigres et les maigrelettes avec les gros, afin de tempérer les excès… Celui qui s’éprend d’une femme a le droit de lui parler, de lui dédier des poésies, de plaisanter, d’offrir des fleurs et des plantes… Ils ne s’accouplent que digestion faite, et après avoir prié. Ensuite ils se mettent à la fenêtre et implorent le Dieu du Ciel qu’Il leur accorde une belle descendance. »
36
Claudia est entrée la première dans la bergerie et je l’y ai suivie, abandonnant sur la pierre plate la précieuse édition de 1637 de la Civitas Solis .
Elle s’est allongée sur le lit et, sur l’instant, je n’ai pas compris que, cette nuit-là, elle allait m’offrir une cérémonie d’adieux.
J’ai perdu la raison, la mesure du temps, la mémoire.
Fougueux, j’avais la tête pleine de rêves. Quand mon désir s’apaisait, je décrivais notre propre Cité du Soleil et Claudia me faisait faire et dire, se prêtant à toutes mes folies, les suscitant, m’accompagnant dans cette vie future que je bâtissais pour nous deux.
J’ai cru que son silence valait approbation lorsque j’ai dit qu’un fils serait l’âme, le principe et le but de notre Civitas Solis .
Cette nuit-là, j’ai oublié que j’avais déjà eu – je reprends les termes de Campanella – « une belle descendance ». Et que j’avais laissé ma fille Marie dépérir et mourir. Comment ai-je pu croire qu’on peut, comme un innocent, prétendre benoîtement au bonheur quand on a commis un tel crime ?
Mais le Diable qui est dans la chair m’avait rendu amnésique.
Comme un homme ivre qui ne sait plus ni qui il est ni où il se trouve, j’affirmais que mon passé n’avait jamais existé, que l’amour et le désir que j’éprouvais pour Claudia étaient les premiers.
Par elle, en elle, je naissais à la vie.
Elle détenait le pouvoir divin de la résurrection. C’était elle, ma tête serrée entre ses cuisses, qui me mettait au monde.
Misère de la chair !
J’écris cela
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