Caïn et Abel
suffi d’effleurer les touches du clavier pour que les mots déferlent.
Et d’abord le titre, Apocalypse et Espérance , puis vingt-deux chapitres, comme dans l’Apocalypse de Jean, chacun s’ouvrant par la citation d’un verset de l’évangéliste.
Le commissaire a fermé les yeux.
L’ordinateur est une machine infernale grouillant de mots. Le monde y est enfermé : hommes dénudés, corps décomposés ; tout y est vrai et simulacre, chair et signe.
Di Pasquale va jouer sa partie tout en sachant que la défaite – la mort – est au bout.
Mais il faut persister à croire qu’on peut à nouveau enfermer la Bête dans un abîme alors qu’elle se terre en chacun de nous.
Caïn a tué Abel et le remords l’a dévoré.
Chaque homme est le frère de son meurtrier.
Rafaele Di Pasquale a baissé la tête.
On aurait dit qu’il priait.
39
Apocalypse et Espérance
I
« Écris donc ce que tu as vu, ce qui est et ce qui va être. »
Apocalypse de Jean, I, 19.
Moi, Paul Déméter, j’ai la certitude que la fin de ma vie va se confondre avec la fin des temps.
J’écris ces lignes dans l’île de Patmos, à quelques centaines de pas de la grotte où Jean a dicté l’Apocalypse à son disciple Prochoros.
Je vois s’avancer vers moi une immense muraille d’eau noire, la plus haute des déferlantes.
J’entends son grondement.
« L’instant est proche », avertit Jean.
L’heure est maintenant venue, la terre tremble, le sol se fend ; l’abîme se creuse, et depuis le début du xx e siècle, mon siècle, des centaines de millions d’hommes y ont été précipités.
Je les vois se débattre, en vain tenter d’échapper à ce fleuve de sang bouillant qui coule au fond du gouffre.
Je vois ceux qui ont les yeux crevés, dont les ventres sont déchirés et qui tiennent leurs entrailles à pleines mains.
Je vois les tranchées, les fosses communes dans lesquelles s’entassent des centaines, des milliers, des millions de corps.
Je vois Verdun, Auschwitz et Birkenau, le Cambodge et le Rwanda.
Je vois le peuple du Christ promis à l’anéantissement.
Je vois les ghettos et les wagons, les chambres à gaz et les futurs crématoires.
Je vois les cendres répandues, et cette poussière de mort est la semence de notre monde.
Les enfants sont tués avant de naître et ceux qui voient le jour sont, par millions, les proies de la faim, de la guerre, du désespoir.
Parmi eux, il y a ma fille Marie.
Je l’ai vue agoniser sous mes yeux, refuser de se nourrir, ressembler chaque jour à ces martyrs, debout derrière les fils de fer électrifiés de leur camp d’extermination. Savait-elle, Marie, ma décharnée, que je pressentais sa fin, mais que, trop occupé de moi, je détournais les yeux, refusant d’imaginer ce qui est advenu, ses poignets et sa gorge tranchés, son sang répandu ?
N’était-ce pas déjà l’annonce de la fin des temps que le spectacle de ces millions d’enfants aux yeux remplis de larves, aux visages ressemblant à ceux de vieillards ?
J’ai vu leurs corps squelettiques guettés par des charognards qui s’apprêtaient à les déchiqueter.
Ô vision d’horreur, ô image de notre monde que cet oiseau au bec acéré qui attend que meure un enfant pour s’en repaître !
Un homme a été là pour photographier la scène et nous sommes des centaines de millions à l’avoir vue sans hurler d’effroi.
Où est la main qui a protégé cet enfant de la cruauté du rapace ?
Tous, enfants, femmes, hommes, continuent à mourir de faim, de la guerre, et de cette étrange épidémie qui transforme l’amour en enfer, le plaisir en souffrance, et où les bébés à naître contractent la maladie alors que leur mère les porte encore dans son sein.
Partout, Caïn poignarde ou étrangle Abel.
Là où le Christ a prêché, règne la haine. On se tue pour la possession de la terre et de l’eau, des lieux sacrés de la foi. Sur chaque pierre, des innocents ont été égorgés.
Et personne ne semble voir dans cette hémorragie d’hommes, sur cette Terre sainte, celle du peuple élu, la mort prochaine de toute l’humanité.
Elle tient entre ses mains l’arme de sa destruction. Ce ne sont plus seulement des villes entières qui seront incendiées, rasées : toute vie sera alors consumée, et la terre vitrifiée.
Deux villes ont déjà connu ce sort, et l’ombre des corps de leurs habitants est à jamais incrustée dans la pierre sous
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