Caïn et Abel
diront qu’on étouffe l’affaire. Et les Grecs, où en sont-ils ? »
Vassilikos voulait seulement qu’on respecte la pierre angulaire de la foi chrétienne qu’était àses yeux l’île de Patmos, là où s’était écrite l’histoire de la création du monde et de la fin des temps. Il avait admonesté Di Pasquale : le médiocre destin, la conclusion sordide de la vie d’un professeur français ne devaient en aucun cas ternir la gloire évangélique de Patmos.
« Faites ce que vous voulez, cher collègue, mais gardez bien en mémoire que l’être de Patmos, c’est l’Apocalypse ! »
Di Pasquale a contourné la maison, arpenté le cimetière, à l’abri du vent derrière la bergerie.
C’est à peine si frissonnaient les longues herbes emmêlées qui recouvraient les tombes.
Il s’est assis sur l’une de ces dalles et s’est à nouveau souvenu que Paul Déméter était souvent venu méditer au milieu des sépultures.
C’est ici qu’il avait conçu ce dernier texte que Di Pasquale hésitait à pénétrer, peut-être d’abord à cause du titre, Apocalypse et Espérance , où s’exprimaient la mégalomanie et l’égocentrisme de Déméter.
Cependant, le commissaire sait qu’il lui faut « ouvrir » ces pages, s’avancer au milieu de ces phrases, risquer de s’y perdre.
Il doit accomplir le dernier acte de l’autopsie de Paul Déméter.
Il n’a pas le droit de refuser cette reconnaissance ultime.
Tout homme, quel qu’il soit, quoi qu’il ait fait, mérite qu’on cherche les raisons et les circonstances de sa mort.
38
Le vent est tombé, mais une pluie d’averse a commencé à strier le ciel, et Rafaele Di Pasquale s’est réfugié dans la maison de Paul Déméter.
Il est d’abord resté sur le seuil. La pénombre avait envahi la grande pièce, drapant la réalité de ses plis noirâtres, effaçant les contours, masquant le portrait de Marie Déméter.
Elle convient à Di Pasquale. Il s’y est enfoncé, heurtant les fauteuils, la table basse, tâtonnant jusqu’à la grande table.
Il s’est assis face à l’ordinateur, bras croisés, ses poings fermés glissés sous les aisselles comme s’il voulait emprisonner ses mains, les empêcher de toucher le clavier, d’en faire jaillir les phrases.
Il a écouté le crépitement de la pluie, tel un joueur qui hésite à dire « échec et mat » parce qu’ilcraint que son adversaire ne lui ait tendu un piège et ne retourne la situation.
Di Pasquale n’entend pas être vaincu, réduit à l’impuissance, cantonné dans sa petite case, acculé à l’abandon ou, pis, renversé, tué, roi gisant sur l’échiquier.
Toute vie se terminait ainsi : la partie ne prenait sens qu’à la fin, tout ce qui avait précédé n’était que préparation à l’ultime.
Celui qui se croyait vainqueur n’était qu’en sursis. Lui aussi serait à son tour vaincu.
« Chaque vie est un calvaire, puisqu’elles conduisent toutes à la croix », a songé Di Pasquale.
Il a frappé la table du poing tout en marmonnant des injures. Cette phrase aussi appartenait à Déméter. Ce lâche, ce pervers, ce masochiste empoisonné et contagieux. Il fallait l’écraser d’un coup de talon !
S’appuyant au rebord de la table, Di Pasquale a repoussé si violemment sa chaise qu’il a basculé, sa nuque heurtant le sol.
Il est resté couché là, se souvenant de sa chute dans la chapelle du cimetière, de ce qu’il y avait découvert : le Christ décapité, les noms inscrits de part et d’autre de la croix, sans doute tracés avec du sang.
Depuis, il a parcouru un long chemin, lisant ligne après ligne le grand cahier rouge de Déméter. L’emphase de celui-ci, sa démesure, ses flagellations l’ont d’abord séduit. Puis il s’est enfoncé dans ces sortes de mémoires, ces cercles de mots que le professeur avait confiés jour après jour à l’ordinateur. Journal d’un malade qui voulait suivre les traces de saint Jean, écrire ce livre qu’il annonçait presque chaque jour, qu’il avait intitulé Apocalypse et Espérance et dont la phrase d’ouverture avait marqué Di Pasquale, tant elle exprimait une ambition aussi folle que démesurée :
« Ceci est le miroir de ma vie, l’histoire des rêves et cauchemars qui hantent les hommes. »
Di Pasquale s’est redressé lentement, le dos douloureux, les coudes meurtris.
Mais le moment était venu.
Il a repris sa place face à l’ordinateur. Il lui a
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