Caïn et Abel
l’effet d’une chaleur de lave solaire.
Je vois, je sais ce qui va advenir.
Les uns vont fuir leur territoire de famine. Rongés par le désert, ils embarqueront sur des navires voués aux naufrages. Ils jetteront par-dessus bord les corps des enfants morts les premiers. Puis ils périront tous.
D’autres embarcations réussiront à franchir les détroits, mais leurs équipages seront emprisonnéssur les terres riches où ils avaient rêvé de vivre. La colère de ces survivants se changera en haine. Ils invoqueront la justice, l’égale répartition des biens, leur Dieu, et partout Caïn poursuivra Abel.
Voilà ce qui va être, et qui est déjà.
Des hommes aveuglés par leurs certitudes deviendront des bombes vivantes.
Les villes vulnérables seront ensanglantées. Les tours les plus hautes seront détruites, leurs habitants ensevelis sous les décombres.
Les fanatiques se tueront en tuant.
La peur enfermera les hommes dans des maisons, des quartiers entiers de pays-forteresses, alors même que le monde est devenu un, que des milliards de mots traversent l’espace, que les voix de tous, en toutes langues, se mêlent et s’entrecroisent.
Une toile géante enveloppe le monde, mais, sous les apparences de l’unité des multitudes, l’avenir a le visage grimaçant du désordre, de l’inégalité et de la haine.
La mort de Marie préfigure la fin des temps.
C’est là mon apocalypse.
40
Apocalypse et Espérance
II
« Mais j’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »
Apocalypse de Jean, II, 4.
Je regarde les hommes, ils sont mon miroir.
Combien, parmi eux, parmi nous, écoutent la parole de Dieu telle que Jean la rapporte dans l’Apocalypse ?
Le Seigneur dit au chapitre II, verset 10 :
« Sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de vie. »
Qui se soucie de la fidélité ? À ceux qui lui ont donné la vie, à ceux auxquels il a donné la vie, àses proches, à ses frères des premiers jours, à ceux avec qui il a partagé ses illusions, son enthousiasme.
Mais les humains se séparent, se trahissent, s’abandonnent, courent derrière leur liberté absolue, ce mirage, et, lorsqu’il se dissipe, ils sont seuls, au milieu du désert. Ils jaugent leur vie et implorent, bras tendus, afin qu’un homme ou une femme s’avance et vienne à eux.
Mais personne.
Ils entendent alors la voix qu’ils n’ont jamais écoutée et qui leur dit :
« J’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »
Je ne suis qu’un homme seul parmi la multitude.
Je me souviens de cette nuit d’été, sur la plage, où j’ai serré pour la première fois le corps d’une femme. J’étais une momie échappée de son sarcophage, débarrassée de ses bandelettes et qui aimait au rythme du ressac.
J’ai oublié celle qui m’avait donné la vie, elle, ma mère, qui m’attendait, mains enserrant son visage, et parfois elle ne pouvait s’empêcher de tirer sur ses cheveux afin que son angoisse devienne douleur. Quand je suis rentré, à l’aube,elle a insulté la jeune femme avec qui j’avais passé la nuit et qu’elle accusait – elle parlait comme Jean dans l’Apocalypse – de s’être convertie à la prostitution.
Elle a crié :
« Et ses enfants, je les tuerai à mort ! »
C’est écrit au chapitre II de l’Apocalypse, verset 23. Moi, oublieux de ce que je lui devais, aveugle à son inquiétude, je l’ai giflée pour qu’elle cesse de divaguer, qu’elle reprenne ses esprits, qu’elle sache que cette nuit-là était pour moi celle de la rupture avec elle, de la grande et criminelle infidélité.
Après ce premier coup, je n’ai plus cessé de frapper ceux qui m’avaient donné la vie et celle à qui j’avais donné la vie, Marie, ma décharnée.
J’ai trahi ma mère et ma fille. Et tant d’autres.
Les hommes sont si fiers de défaire les liens d’amour et d’amitié.
Ils courent vers la liberté, la poursuivent, saccagent tout autour d’eux dans leur hâte de jouir.
Ils font de même avec leur terre et les êtres qui la peuplent. Ils l’éventrent, la pillent, en dévorent les espèces.
Ils abattent les arbres, épuisent les sources, égorgent les agneaux dont ils se repaissent.
Ils ont renié leur premier amour et, comme je l’ai fait, ils ne cessent plus, au long de leur vie, de rompre avec chaque fois la volonté et l’espoir de saisir à pleines mains, à plein corps cette liberté
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