Cheyenn
hommes qui se serraient les uns contre les autres, se cherchaient une familiarité rugueuse dans cette communauté du bout de la vie. Sur fond de brouhaha on entendait à l’étage le vrombissement des tuyaux d’eau chaude dont la vapeur, mêlée à une odeur de désinfectant, m’avait saisi dès mon entrée dans la bâtisse. La personne de qui j’avais reçu la permission de filmer était un baroudeur chauve et jovial. Il a regardé longtemps la photo de Cheyenn parce qu’il pensait l’avoir rencontré dans les anciens bâtiments du Centre qu’on appelait alors le Couvent. À l’époque il ne se promenait pas encore dans cet accoutrement, me dit-il, c’était un grand métis un peu lunaire avec des yeux doux. J’ai filmé les mots approximatifs du travailleur social, cette hésitation à reconnaître celui dont à l’évidence il n’était pas au courant du meurtre, et j’ai pensé que l’intérêt du second film pouvait aussi tenir à ces bégaiements de la reconnaissance, ces traces éparpillées dans les mémoires et qu’il fallait sans cesse arracher au néant. À la fin de ma visite, l’homme m’a indiqué l’adresse d’un psychiatre avec lequel ils avaient l’habitude de collaborer et qui, m’assurait-il, ne refusait jamais une interview. J’ai pu aborder le praticien dès le lendemain. C’était, en contraste, un petit être acide à l’œil perçant et à l’ironie fine. Il accepta la présence de la caméra et répondit de bonne grâce aux premières questions qui concernaient la population du Centre. Face à la photo de Cheyenn il marqua un temps d’arrêt puis observa d’un ton enjoué : « voilà donc un Indien d’Amérique », avant de développer ce qu’il appelait les délires de filiation. On en rencontre de plus en plus, fit-il de sa petite voix de tête, ces patients s’inventent une généalogie grandiose et fumeuse, ils se situent dans la descendance d’un personnage illustre ou tout simplement ils le réincarnent. C’est le théâtre drolatique de la psychose floride dont les voies de communication très élaborées permettent un contact permanent avec la figure de l’ancêtre. Ces constructions sont d’autant plus rebelles au traitement qu’elles s’impriment dans l’identité même du patient. Il faut comprendre que dans la rue rien n’arrête la conviction délirante, toute la ville est à la disposition du sujet pour nourrir son univers et recharger ses certitudes. Et n’essayez pas de le convaincre, grinçait soudain le praticien, qu’il vous prenne l’idée généreuse de mettre le patient en contact avec sa famille d’origine et il y a toutes chances qu’il prendra les siens pour des mystificateurs et appellera à sa rescousse tous les esprits de sa nouvelle incarnation. L’homme observa la caméra en silence puis reprit sur le même ton, toujours un peu hautain : ces fabrications identitaires entrent dans la catégorie plus générale des délires d’identification, lesquels portent tantôt sur le patient, tantôt sur son entourage. Parmi ces délires à thème unique on relève habituellement les syndromes de Capgras et de Fregoli. Dans le Capgras le patient imagine que l’un de ses proches a été remplacé par un imposteur, dans le Fregoli il est persuadé qu’une personne précise prend l’apparence des autres pour mieux le persécuter. Ces convictions peuvent d’ailleurs s’étendre à des entités autres que des personnes : des photographies, des animaux, des objets, perçus comme des répliques exactes de l’original, et sournoisement posés sur son chemin par le persécuteur… Vous me parlez toujours de cet homme ? hasardai-je en désignant la photo de Cheyenn. Il esquiva sans se laisser démonter : je ne parle de personne en particulier, vous devez savoir, monsieur, que le secret médical existe même pour ces gens-là. Une nuance de mépris teintait cette déclaration de principe. Nous sommes restés sans mot pendant quelques secondes, je n’ai pas baissé la caméra tout de suite, confusément il me semblait que la vérité que je cherchais tenait dans cette élision subtile, ces développements savants puis ce refus vertueux, admirable : « vous devez savoir, monsieur, que le secret médical existe même pour ces gens-là…» D’un geste un peu précieux il m’a restitué la photo et m’a raccompagné jusqu’à la porte avec quelques paroles aimables.
Je reçus ce soir-là une lettre de Fleur Montana-Touré,
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