Cheyenn
là une ouverture inespérée, l’ébauche peut-être d’une entente, il ne me faisait pas part de sa décision de requérir auprès de mon producteur mais me demandait directement mon accord. Je le lui marquai pour autant que la projection fût réservée à nous seuls. J’espérais secrètement que sa requête impliquerait une contrepartie tacite mais il ne s’engagea bien sûr dans aucune promesse. Nous nous revîmes trois jours plus tard dans un local de la Télévision. La longueur totale des prises avoisinait quatre heures, leur défilement heurté, chaotique, nous immergeait dans un climat étrange, bien plus proche de celui du tournage que de celui du film, alors que le recul du temps, la terrible connaissance de ce qui s’était passé, conféraient soudain à ce matériau brut un statut de document d’archives. Hagenas prenait sans cesse des notes pendant la projection, il fit parfois arrêter l’image pour sonder les lieux, revint à plusieurs reprises sur les tags qui lardaient les murs de la filature. J’eus peu à peu le sentiment d’un détournement de sens. Son regard fouillait les angles obscurs, le déroulement image par image faisait tressauter la silhouette de Cheyenn, et convulser comme douloureusement ce grand corps maigre qui dissimulait sa besogne maniaque dans la pièce vitrée où la caméra cherchait à le surprendre. Et lorsque tout au long du plan fixe il était là enfin avec ses tresses, ses breloques, son gilet matelassé, ses sacs plastique aux bandoulières de corde, ce n’était plus un Peau-Rouge en haillons, un grand délirant du sous-sol de nos villes, c’était un sans-abri promis à la mort et regardant fixement celle-ci avec une expression de terreur blanche. Je fus alors, je le sais, furieux contre moi-même d’offrir en pâture ce qui me semblait être quelque chose comme ma propriété artistique, à tout le moins la propriété de l’art et non de la justice. À la fin de la séance le juge eut d’ailleurs une phrase convenue comme quoi il mesurait le prix de ma collaboration et m’en remerciait. J’attendais qu’il m’en concède davantage. Comme je lui demandais s’il avait découvert un élément neuf pour son enquête, il répondit laconiquement : les tags y étaient déjà, c’est cela que je désirais voir, puis il ajouta : le grand jeu de Lukakowski, toujours pareil à lui-même, c’était aussi de cela que je voulais m’assurer. Pensait-il que Lukakowski avait été capable de tuer son compagnon de squat ? Qui sait, grommela-t-il pensivement, puis il repoussa son carnet de notes et glissa vers des considérations générales à propos de la vanité de telles enquêtes. L’absence de mobile n’ouvre pas l’ombre d’une piste, marmonna-t-il, et il eut cette phrase : pas de mobile, pas de liens avec quiconque, on aurait envie de ranger cela dans la catégorie des accidents sociaux. Qu’entendait-il par accident social ? Il fronça les sourcils sans répondre. Pensait-il que les Skins étaient en cause ? Nous demeurâmes un temps à nous éprouver en silence. J’avais l’impression qu’il voulait encore me dire quelque chose ou ne savait comment s’acquitter de sa dette dans notre arrangement tacite. J’eus envie d’être provocant, je lui dis c’est terrible un homme dont le meurtre est considéré comme un accident social. Il hocha la tête : de votre point de vue c’est terrible en effet mais nous ne cherchons pas la même vérité. Puis sans transition il me parla de Chronique d’une mort annoncée de Garcia Marquez, dont il venait d’achever la lecture. Dans ce livre, dit-il, le lien social est si fort que tout le monde sait que le meurtre aura lieu, sauf la victime, ici personne ne sait (il ménagea un silence), sauf peut-être la victime. Lorsque tout le monde sait, le travail est simple pour un juge, il suit n’importe quelle piste et la vérité finit toujours par lui être donnée. La vérité judiciaire, objectai-je. À l’évidence, reconnut-il, mais vous, au fond, quelle est la vérité que vous cherchez ? Il semblait soudain authentiquement curieux de ma réponse. Je lui dis que cet homme me touchait sans que je comprenne pourquoi, qu’il y avait en lui une sorte d’humanité profonde, mais sans doute méconnaissable au premier regard, et que mon travail consistait à mettre au jour cette humanité. Il parut décontenancé par la gravité de ma réponse et il détourna les yeux. Vous ne lui connaissez
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