Cheyenn
elle se leva horrifiée et en appela de nouveau à son supérieur. Celui-ci était un fonctionnaire obèse, obsédé par ma caméra que je gardais ostensiblement sur mes genoux, cache sur l’oculaire. Il se fit raconter toute l’histoire, plongea dans le dossier, marmonna qu’elle ne s’appelait pas Maria puis me proposa de lui remettre un message écrit qu’il se chargerait de transmettre à l’intéressée. Je lui répondis sèchement que ce n’était pas un message qui pouvait s’écrire, Sam tenait à ce que je rencontre personnellement son amie. Ma voix tremblait, je sentais l’argument fragile, l’homme avait pour lui le droit et les procédures, je n’avais que ma caméra, ma colère, et le sentiment qu’il me fallait aller jusqu’au bout de ce mensonge maladroit car tout mon film se jouait peut-être à cet instant-là. J’ajoutai que j’étais très étonné par son attitude et que j’étais désireux de l’entendre sur le sens de ce principe de confidentialité qui m’était opposé. Il me dévisagea un moment puis détourna soudain les yeux et fit un signe à l’adresse de la blonde non sans émettre à voix basse sur un ton de dégoût : on ne sait jamais s’il faut les croire… Seule face à moi la femme se guinda dans sa fureur, elle écrivit le nom et l’adresse de Mauda Mancini et m’indiqua la porte sans un geste de salut.
Mauda habitait dans le centre-ville. Je me souviens que les premiers moments de notre rencontre furent marqués par l’effarement, cet effroi inaugural qui invite au rejet ou prélude aux liens les plus forts. Comme si chacun de nous ne pouvait manquer de pressentir sur le visage de l’autre une histoire à venir, un signe, une ressemblance. Je ne comprends rien à ce que vous me dites, répétait-elle en barrant le seuil de sa porte, hésitant à me chasser comme à me laisser entrer. Elle avait des yeux noirs, profonds, derrière des lunettes à fine monture, un port de tête très droit et un teint pâle qui conférait à ses traits une beauté fragile et distante. Je pus heureusement trouver les mots pour apaiser sa méfiance, et si elle ne me laissa pas entrer cette première fois, elle accepta l’idée que je la revoie lorsqu’elle aurait pris connaissance de mon documentaire dont je lui tendis la copie accompagnée de la note d’intention du second film. Il n’y eut pas d’autre allusion à celui que je lui avais présenté sous le nom de Sam Montana-Touré, elle ne me posa d’ailleurs aucune question à propos des circonstances de sa mort, m’écoutant parler de lui avec une attention vague, indifférente, comme s’il n’avait été pour elle qu’une relation lointaine. Nous nous quittâmes ainsi sur le fil de l’improbable. Mais lorsque je la revis le surlendemain je compris qu’elle attendait ma visite, qu’elle s’y était préparée, que le regard qu’elle posait sur moi était plus inquiet et plus ouvert. Son appartement était austère, un plancher à larges lames, un vieux buffet, un chat lové dans un fauteuil, une fenêtre qui surplombait les toits, quelques affiches de théâtre punaisées sur les murs. J’ai lu la note d’intention, commença-t-elle d’une voix nouée, mais j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour voir le film jusqu’au bout. Elle parut chasser une pensée. Qu’est-ce qu’il y aurait encore à filmer ? demanda-t-elle avec une tristesse dans la voix. Je lui répondis que la solitude de cet homme m’avait touché, son absence de liens plutôt, qui renvoyait à toutes nos solitudes, nos cloisonnements, nos indifférences. Je lui dis mon regret d’avoir bâclé le premier film, beaucoup trop filmé Lukakowski au mépris de Cheyenn. J’ajoutai enfin que ma démarche artistique participait toujours d’une tentative obstinée de donner à voir ce que nous ne pouvions voir. Elle écoutait avec une attention profonde, elle eut simplement ces mots après un silence : s’il vous plaît, ne dites pas Cheyenn, pour moi il est et il sera toujours Sam. Le téléphone retentit dans l’autre pièce et j’eus l’impression que se relevant du fauteuil elle se redressait d’un coup au ventre. Se rasseyant un peu plus tard elle reprit d’une voix assez ferme : je ne pense pas que je vous serai utile, j’ai eu, c’est vrai, une histoire avec cet homme, mais à l’époque il n’était pas cette épave humaine que vous avez filmée, il était quelqu’un qu’une femme peut aimer. Elle marqua un
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