Cheyenn
urgence de réunir, relier, réparer, reconstruire, folie de croire être le gardien de la chose transmise, patrimoniale, croire y entendre le cœur du monde, et porter sur ses seules épaules toute la destinée des hommes.
Je n’ai gardé au montage qu’une seule image des Skins, celle de leur garde-à-vous silencieux dans le grand hall de l’usine désaffectée. Même immobilité, même défi dans leurs yeux : par leur présence muette ils offrent une réplique saisissante au plan fixe de Cheyenn, mais je ne suis pas allé au-delà de cette figuration. Même si tout porte à croire qu’ils sont les meurtriers, j’ai refusé de suivre la ligne dramaturgique de l’enquête criminelle, ou plutôt : le film n’a eu que faire de cette adéquation. Barbares du nouvel âge, ils sont là non pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils représentent, crânement, misérablement, dans l’espace dévasté de leur monde. Et je me suis bien gardé de laisser deviner en creux, en filigrane, la scène des sévices et du coup mortel qu’ils auraient donné à Cheyenn. Cette scène unique qui hante bien des documentaires, ce lieu invisible et morbide autour de quoi s’agrègent les films noirs, je n’ai pas voulu lui céder ma fascination.
Nadj a assisté sans un mot à la présentation, il ne m’a même pas gratifié d’un commentaire désobligeant, il est parti sans me saluer. J’ai pensé d’abord que le film avait été pour lui pire que tout ce qu’il avait pressenti, une espèce d’absolu ratage. Puis je me suis dit que tout dans ce film tombait dans un tel trou d’incompréhension qu’il ne pouvait simplement rien en dire. Le soutien de la critique m’a préservé pour un temps de ses sarcasmes et de ses représailles. Dans son esprit je dois apparaître à jamais comme un faiseur de films torturés, détachés des réalités du monde, tout juste bons à être diffusés la nuit pour la caution morale ou artistique de la chaîne. Et je devine qu’il n’a pas dit son dernier mot.
Mauda n’a pas souhaité que son nom soit mentionné dans le générique autrement que comme une comédienne qui prête sa voix à un texte. J’ai tenté quelques fois d’en reparler avec elle, je ne comprenais pas cette pudeur et elle ne s’en expliquait pas vraiment. Au soir de la projection de presse nous l’avons attendue en vain, elle n’est pas venue. Quand je suis rentré vers 2 heures du matin, elle faisait les cent pas devant ma porte. Elle paraissait absente à elle-même, incapable de me dire pourquoi elle n’avait pu venir à la projection alors que de toute évidence elle s’était habillée pour l’occasion. Dans mon appartement elle semblait ne rien reconnaître, je lui parlais des premières réactions sur le film et elle m’écoutait sans paraître intéressée. Un moment elle est sortie sur mon balcon pour fumer ou peut-être cacher des larmes et quand elle en est revenue elle avait en main le sac-médecine de Cheyenn, elle le tenait à bout de bras, bizarrement, me disant s’il vous plaît, venez avec moi s’il vous plaît. Nous sommes sortis dans la nuit, elle avait enroulé le sac dans son imperméable, je l’accompagnais sans savoir où elle voulait aller. Nous avons pris la direction du canal, longé les grilles du parc, obliqué vers la gare, le viaduc routier, le chemin de halage. Jamais il me semble que nous n’avions été aussi proches et aussi éloignés l’un de l’autre, ma tête bruissait encore des premiers commentaires sur le film, elle marchait d’un pas rapide, sans prononcer un mot. Confusément il me semblait que notre histoire allait enfin se nouer, nous étions un peu comme des amants qui vont bientôt se prendre la main, fondre l’un sur l’autre, mais ne se touchent pas encore, marchent droit devant eux dans la nuit de plus en plus noire. Une fois arrivés sur le terre-plein aux conteneurs elle a paru hésiter, a poursuivi de quelques mètres puis elle est revenue sur ses pas et s’est immobilisée. Les caissons métalliques dressaient devant nous leurs masses sombres, éclairées au bord du canal par un unique luminaire jaune. Elle a longé le conteneur SKY, a fait quelques pas jusqu’au rebord de ciment, là elle a laissé tomber le sac dans l’eau et elle est restée un temps à le regarder sombrer. Plus tard je l’ai raccompagnée jusqu’à son appartement, elle regardait toujours droit devant elle sans parler. Sur le seuil de sa porte elle s’est serrée
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