Cheyenn
Cheyenn ? Puis elle avait fait non de la tête. Non, c’est mon histoire, cela ne regarde que moi, personne d’autre que moi.
Alain Nadj m’avait fait parvenir un message de Tony selon lequel les Skins acceptaient finalement l’entretien filmé et me fixaient rendez-vous dans leur garage. Je me vois longer ce jour-là le mur tagué de l’ancienne aciérie et m’approcher de leurs trois silhouettes dont je reconnais de loin le grand dégingandé, le tatoué à la croix de fer et un petit homme assis qui doit être Ratz. Tous trois me regardent progresser à leur rencontre en cette fin d’après-midi estivale à l’instant où je sens confusément que je marche vers un danger mais que l’approche de ce danger est inéluctable. Ratz avait le crâne rasé comme les autres, petit homme bellâtre au teeshirt noir moulant, pas de tatouage, une mâchoire carrée, quelque chose de doux dans son regard appuyé, très bleu. Sans un mot il m’avait indiqué de le suivre dans la direction d’un portail de fer forgé qui interdisait l’accès à l’usine. Une petite porte latérale était défoncée, nous avions basculé d’un coup dans un vaste terrain vague aux dalles de ciment jonchées de pneus, envahies de fleurs à ombelles blanches, grêles et monstrueuses, comme dans un jardin maudit. Ratz menait la marche, les deux autres me suivaient, de l’autre côté des dalles de ciment il y avait une percée dans un mur qui ouvrait sur un espace intérieur vide à charpente métallique, un immense hall désert, au sol jonché de gravats et d’éclats de verre. Le vent y remuait une odeur de cave froide, faisait piauler les tôles de la toiture, tandis que silencieusement, comme s’ils s’étaient donné le mot, ils prenaient place autour de moi à exacte distance l’un de l’autre, attendant sans doute que je sorte ma caméra pour ouvrir l’interview et que je les filme dans cette pose muette, martiale, menaçante, au centre de l’espace inondé de lumière sale. Je déclenche ma caméra, je les cadre lentement l’un après l’autre, je leur demande de se présenter, le grand maigre me toise sans un mot, l’autre détourne le regard, c’est Ratz qui le premier finit par rompre le silence, il s’appelle Simon Siguel dit Ratz-Petitbonnot, il travaille comme ouvrier qualifié dans une menuiserie industrielle, il est célibataire, trente et un ans, précise-t-il, et il sourit. Long temps de silence, je l’invite à me parler du mouvement Skin, il prend un air étonné, me fait répéter, interroge les autres du regard. Pas d’autre question ? grince-t-il doucement, puis plus bas, en me tutoyant soudain : qu’est-ce que t’aimerais entendre ? Dis-nous seulement ce que t’aimerais entendre… Je ne réponds pas, je continue à le filmer, je sens qu’il n’y a pas d’autre réponse que de lui tendre son propre silence en le filmant. Et je sens que ma main tremble, au travers de l’objectif je le serre de plus près, je vois ses traits osseux, son sourire qui se crispe, durcit l’éclat de ses yeux : tu voudrais entendre qu’on aime chasser du boucaque, c’est ça ? Que le samedi soir on va à la chasse au nègre, se faire un black pour le plaisir, et nettoyer un quartier de toute sa racaille, c’est ça que tu voudrais entendre ? Pour que tes petits copains, tes millions de petits copains qui regardent la télé le soir, nous aient bien reçus cinq sur cinq, qu’ils soient scotchés à leur écran et rassurés au fond parce que c’est nous les microbes à tête de rat qui font le salut naze et crient Heil Hitler… Alors on se mitonnera grâce à toi une jolie petite visite des keufs comme il y en a eu deux la semaine passée… Le grand s’est approché sur ma gauche, il désigne ma caméra, demande benoîtement : on peut voir… Je ne me recule pas, j’essaie de ne pas montrer que j’ai peur, je sens que la seule issue est de ne pas les provoquer, surtout ne pas les provoquer, dans les yeux du type il y a toujours la même lueur tragique, sur ses lèvres le même sourire d’enfant, il me remercie de le laisser voir, toucher ma caméra, il me l’arrache en douceur, visse son œil sur l’oculaire et se met à balayer autour de lui l’enfilade des colonnes, la cabine électrique au fond de la salle, un amoncellement de palettes, puis verticalement la structure du pont roulant et toute la charpente métallique dans un large mouvement tournant, une sorte de danse lente, ébrieuse,
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