Cheyenn
abords de la gare à la recherche de Vania Lukakowski. Nous sommes descendus vers le pont du périphérique où je l’avais filmé mais il n’y avait personne sous le vacarme incessant des voitures qui cognaient à chaque passage sur le tablier de béton. L’aurions-nous d’ailleurs trouvé là-bas entre les piles de ciment qu’il n’aurait rien pu nous dire. Il était vain, je le sentais, de courir ces images impossibles et suivre une fois de plus cette piste brûlée. Il n’était pas non plus à la séance de distribution de soupe qui a lieu chaque soir sous un préau voisin, lorsqu’on les voit converger de partout, seuls ou par petits groupes, traînant leur barda, escortés par leurs chiens, s’alignant dans la file d’attente avec une étonnante docilité. C’est alors que Mauda a insisté pour voir le sac, elle semblait poursuivre une idée fixe que je n’arrivais pas à saisir. J’avais entreposé le sac de Cheyenn sur le balcon de mon appartement. Elle m’a accompagné jusque-là, est restée dans mon hall sans oser entrer. Quand j’ai apporté le sac, elle l’a ouvert précautionneusement en déposant chaque objet sur le sol comme si chacun de ces indices, tout crasseux qu’il était – cette lame de couteau sans manche, cette coiffe, ces chiffons assemblés en patchwork –, évoquait un souvenir lointain, frappé d’interdiction encore mais rôdant autour de sa conscience. Aucune émotion ne se lisait sur son visage, je l’ai seulement vue blêmir au moment où elle a ouvert la besace de skaï, elle est restée en arrêt devant le texte au verso, puis elle s’est relevée chancelante, a fait quelques pas dans mon living et s’est affalée dans un fauteuil, demeurant là un long temps les yeux perdus du côté de la baie vitrée. La nuit commençait à tomber sur la ville, je lui ai demandé ce qui se passait et elle m’a traversé du regard sans rien dire. Les mots sont venus plus tard, ces mots que je retranscris comme je peux : je me demanderai toujours, disait-elle, pourquoi il a fallu que vous veniez me voir, pourquoi vous vouliez faire un film sur lui sans rien savoir de lui, et c’est comme si vous me demandiez de le savoir à votre place, ou comme si j’avais quelque chose à vous dire alors que je n’ai rien à vous dire, je suis là avec ma misérable petite histoire que j’avais enfouie très bas et qui ne concerne que moi. Il y eut alors un interminable silence, l’obscurité gagnait peu à peu la pièce, elle n’était plus qu’un bloc d’ombre dans le contre-jour de plus en plus faible. Reprit à voix basse : je suis tombée enceinte de Sam à l’âge de vingt-huit ans, j’étais affolée, je sentais d’incroyables changements dans mon corps, je croyais encore à la carrière de comédienne et je me voyais beaucoup trop jeune pour être mère. Sam disait que cet enfant changerait le monde mais je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire et si pour lui il s’agissait d’un enfant comme on pense à un enfant. Il soufflait sur mon ventre, il faisait le geste d’écarter des feuilles en me caressant le ventre et il parlait à l’enfant, il lui parlait dans une drôle de langue alors que ce n’était encore qu’une toute petite présence, il lui parlait la nuit, il me réveillait en lui parlant, il était fou mais j’étais amoureuse, j’aimais sa folie même si parfois elle me glaçait un peu, surtout quand je l’entendais rire tout seul. Un jour j’ai fini par prendre peur, disons que la peur était là auparavant mais elle n’était encore qu’une peur vague qui s’attachait à tout et à rien. Quand j’ai compris qu’il me faisait vraiment peur je lui ai demandé de partir, j’ai dit qu’avec lui je ne me retrouvais plus, je me perdais, j’ai dit que pour ma vie à moi il valait mieux qu’il parte et j’ai attendu qu’il s’en aille. Je me suis arrachée à lui amoureusement, j’ai enlevé toutes les attaches qui me liaient à lui et pour que l’arrachement soit complet je suis allée à l’hôpital. Les derniers mots étaient presque inaudibles, elle avait eu un mouvement, un murmure, bredouillait c’est dit, voilà c’est dit, je ne voulais pas vous le dire mais c’est dit.
Je l’ai raccompagnée chez elle dans la nuit. Avant de prendre congé je lui ai demandé si elle désirait quand même continuer le film, elle a répondu sans hésitation : bien sûr on continue, il faut que l’on continue.
« Wounded Eye, Œil
Weitere Kostenlose Bücher