Cheyenn
longs cheveux, leurs visages flous, incendiés par la flamme ils ressemblaient aux Amérindiens d’autrefois ou aux derniers survivants de notre monde terrestre. Mais l’œil ne pouvait apercevoir cette misère – sol jonché de détritus, de papiers d’aluminium, de seringues jetables… – où misérablement ils se lovaient autour de leur plaisir. Ici ces silhouettes indolentes, à la vie à la mort avec l’héroïne, là ces épaves humaines rongées au loin par la lumière comme on les devinait dévorées par l’alcool, ailleurs encore un attroupement de jeunes clandestins irakiens ou afghans : j’aurais pu dresser une cartographie des bas-fonds urbains où chacun de ces groupes avait ses territoires, évitait et ignorait les autres comme s’évitaient et s’ignoraient les innombrables groupes humains qui vivaient et travaillaient dans les étages fringants de la ville. Et je pensais bien sûr à Cheyenn dont j’empruntais les itinéraires depuis le terre-plein aux conteneurs, entre les hangars noirs de suie, d’une écluse à l’autre où cascadait une eau écumeuse et brunâtre. Mais je ne crois pas que j’éprouvais alors autre chose qu’une forme de proximité esthétique avec lui, je vivais alors du seul désir du film, seule m’habitait la voix de Mauda que je devinais flottante au-dessus des images lorsque de retour chez moi je les regarderais courir sur l’écran du moniteur. J’en pressentais le timbre ferme et limpide, toute la ferveur.
Pour des raisons techniques l’enregistrement eut lieu dans un studio de la Télévision. Mauda me demanda d’abord de visionner les séquences filmées, puis elle sortit de son sac un petit carnet à spirales en prévenant que ce serait sans doute trop lyrique, artificiel, enfin elle se mit à lire d’une voix nouée, hésitante : « Toi notre enfant , notre grand fou assassiné, notre grand chien fou coureur de prairies, habitant les plaines sous la ville, les forêts et les fleuves sous la ville, toi qui vivais encore dans le pays sauvage, un jour j’avais pris contre moi ta tête trop lourde…» Sur ces mots sa voix s’était asséchée, elle avait fait non de la tête, répétant que ce n’était pas cela, ce n’était pas juste, l’œil fixé sur l’image arrêtée de l’écran, trois formes humaines assises au loin sur des billes de béton dans la lumière brumeuse d’un quai de gare, comme si elle venait de constater d’un coup l’insignifiance de ses mots ou le mensonge de dire, ou l’absence de résonance entre ses mots et cette image, une ellipse qui n’était pas vivante, ne fonctionnait pas. Levant alors le regard sur moi elle murmura que le texte était beaucoup trop écrit, rien d’autre qu’un poème, une prière, disait-elle, ainsi sont les prières, laissons-les… Et elle se tourna vers la vitre de la cabine technique où surnageait parmi les reflets le visage impassible du preneur de son. Je ne trouvais pas les mots pour la persuader de reprendre, je me disais qu’elle venait peut-être de rencontrer le même point de butée que lors de notre premier enregistrement, mais cette fois je n’étais pas en cause, le fil entre nous ne s’était pas rompu. Comme nous disposions d’un peu de temps de studio et tandis que je faisais défiler sur le moniteur toutes les images glanées, elle se laissa aller à les regarder à nouveau, convint que les prises étaient intéressantes mais que tout cela n’était probablement pas son monde, qu’il n’avait pas un monde comme nous le pensions, qu’il devait avoir en lui une pagaille de monde, un bric-à-brac, un n’importe quoi de monde, et nous nous écrivions des poèmes, nous faisions des films.
Comme s’il fallait qu’il prenne en charge notre rêve et lui dans sa drôle de tête folle il cherche à reconstruire ce rêve, il n’en finit pas d’essayer. Et quand nous pensons à lui, quand nous le regardons, nous savons et nous ne savons pas qu’il porte à lui seul notre rêve du premier monde, du temps où nous étions unis dans le monde, dirait-elle, c’est cette idée qui me poursuit maintenant, je n’arrive pas à me détacher de cette idée… Et quelques instants plus tard, alors que nous longions le canal et que je m’entendais lui parler de l’étymologie de Cheyenne qui en algonquin veut dire peuple à la langue étrangère, Sha Hi’yenna, elle s’était soudain arrêtée, m’avait regardé en silence, murmurant Cheyenn, vous savez pourquoi
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