Cheyenn
peau des joues et au-dessus du thorax des entailles symétriques, effectuées à la pointe d’un couteau et incrustées de sang séché, parodiant sans doute (mais le rapport n’évoquait pas cette correspondance) les peintures de guerre des Indiens des Plaines. L’heure de la mort se situait entre 16 et 23 heures le 11 février mais le délai entre l’agression et celle-ci reportait le geste criminel plus tôt dans la journée du 11 voire pendant la nuit du 10 au 11. C’est un appel téléphonique adressé à la police qui avait justifié une descente sur les lieux et la découverte du corps. L’enregistrement de l’appel avait permis une identification assez rapide de l’interlocuteur. Il s’agissait de son compagnon de squat, Vania Lukakowski. Appréhendé le 14 février, Lukakowski fut écroué pendant plusieurs jours pour être ensuite libéré, sans qu’aucune charge n’ait pu être retenue contre lui.
Dans la salle du fond de la filature, les enquêteurs ramassèrent une masse de petits objets, bibelots, chiffons, bouts de papier, que Cheyenn avait collectés d’un quartier à l’autre de la ville. L’extraordinaire abondance de ce matériel découragea les policiers d’en faire l’inventaire. Hormis quelques traces écrites ils considérèrent l’ensemble comme n’ayant aucune valeur d’indice et le firent disparaître. Ces objets (le rapport mentionne pour exemple un mécanisme de montre dénudé, une jambe de poupée de plastique, une pierre à briquet, un stylo à bille…) étaient disposés selon un certain ordre autour de sa couverture et du carton fort qui lui servait de couche. L’ordre et le sens de ces objets importèrent moins aux enquêteurs que le fait suivant, longuement détaillé : puisqu’il apparaissait que le vagabond s’était couché pour mourir, puisque rien n’avait été troublé dans l’agencement de la petite pièce, tout portait à croire que l’homme avait été battu et soumis à mise en scène (selon les termes du rapport) dans un autre lieu de la filature, probablement la salle des machines où Lukakowski avait ses quartiers. De toute façon il était évident que le ou les agresseur(s) étai(en)t resté(s) un temps sur les lieux. Un voisin affirma d’ailleurs avoir entendu des cris durant cette même nuit du 10 au 11 février. Mais son récit fut impossible à recouper, considéré finalement comme peu recevable car il disait avoir souvent entendu crier dans le bâtiment désaffecté et ne pouvait dater avec certitude son observation.
Je ne suis pas certain que Cheyenn crie dans le film pendant la scène des conteneurs. Il me semble qu’il monologue à voix forte mais l’espace sonore est saturé par le vrombissement permanent de l’usine toute proche. Parfois il agite les bras, fait quelques pas puis s’immobilise à nouveau sur la berge du canal. L’effet de zoom, associé au grain et au climat lumineux, confère à la scène une ambiance un peu fantastique. Je me souviens que nous nous étions mis à l’affût sur la rive opposée, le cadreur s’était couché à plat ventre avec sa caméra, et la lumière du petit matin, alliée aux fumerolles qui montaient de la surface de l’eau et aux reflets humides des conteneurs oxydés (rouge, brun, rouille), composait alors un décor intensément pictural. Des mouettes très blanches traversaient le cadre. Je sais qu’au montage nous étions tombés en arrêt devant cette image, si belle, si évocatrice, que nous aurions pu développer autour de celle-ci comme autour d’un cristal noir un tout autre film. Mais nous avions déjà un matériel abondant apporté par les interviews de Lukakowski et les plans descriptifs de la filature. Souvent, les films laissent ainsi passer leur chance, ignorant leur ligne essentielle ou l’effleurant au hasard du tournage, sans produire assez d’images pour que l’on puisse plus tard l’exploiter. Lorsque le film a été monté, j’ai dû garder en moi la vision de Cheyenn pérorant sur l’autre rive comme l’image du film (une allégorie, une fiction mythique) que je n’avais pas pu réaliser.
Vania Lukakowski expliqua aux enquêteurs qu’en raison du froid il avait passé les nuits du 10 et du 11 février dans une station de métro. Lorsqu’il était revenu à la filature le 12 au matin « pour reprendre des effets » il a constaté que le volet métallique du rez-de-chaussée avait été forcé. Il s’est alors inquiété pour son compagnon
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