Cheyenn
territoire. Certaines pages de magazines étaient pliées en diagonale, assez soigneusement, certaines traversées d’une écriture illisible, au stylo Bic. Lukakowski riait de me voir marquer de l’intérêt à ces fatras insensés. Et quand le lendemain de ce jour il me déversa un sac de canettes et de bouteilles vides, et que pour cette prétendue trouvaille il réclama son salaire avec un grand sourire édenté, je compris qu’il ne me dirait plus rien que ce que j’attendais qu’il me dise. J’étais égaré par la folie d’un homme et la ruse d’un ivrogne.
Parmi les rushes du premier film j’avais gardé plusieurs travellings descriptifs de la filature. Les pellicules étaient là comme une mémoire vive et hagarde. J’y retrouvais les piliers métalliques, les socles bétonnés des machines et, entre les vitres aux carreaux brisés, ces pans de murs tagués à la bombe noire. Le lent balayage d’un de ces murs m’avait fait entrevoir la même écriture illisible et serrée qui envahissait les pages des magazines mais à l’époque je n’avais pas remarqué ce détail, presque indiscernable, comme un texte en filigrane de l’image, métaphore de ce que je n’avais pas pu ou voulu voir. Du reste, plus j’avançais dans l’entreprise du second documentaire, plus je réalisais que le sens de celui-ci était de donner au premier film toute la profondeur qu’il n’avait pas su rendre. Cette obsession hante depuis toujours mon travail de cinéaste et je pressentais que malgré la pauvreté des moyens, malgré le tarissement des sources, en raison de celui-ci peut-être, je tenais enfin une authentique réflexion sur l’image. Si souvent sommes-nous piégés par la force de l’image qui n’occupe l’écran que par ce qu’elle montre, sature le regard et la conscience du regard, ne laisse pas la moindre place à ce qui ne se voit pas. Ironie d’ailleurs des choses : lorsqu’un mois après les faits je reviendrai filmer la grande salle de la filature, les services de la Ville auront fait place nette, évacué débris et ferrailles, blanchi grossièrement les murs, réparé et bloqué le volet métallique, posé des scellés sur la porte de secours. Même les sols auront été nettoyés, lavés du crime et de toute souillure.
Au terme des deux premières semaines de tournage du second documentaire je ne disposais donc que de ceci : les murs blanchis de la filature, quelques paysages du délabrement urbain et d’interminables gros plans de Vania Lukakowski, saisi en lumière extérieure sur fond du mur antibruit du périphérique urbain où il avait rejoint deux autres sans-abri. C’est à peine si les policiers me laissèrent filmer la porte d’accès à la morgue et les caveaux qui servent de sépultures aux anonymes. Là était conservé le corps de Cheyenn, me disaient-ils, en attendant qu’il soit rendu à sa famille.
En la circonstance je n’ai pas été étonné d’apprendre qu’aucun membre de cette famille ne s’était manifesté. On me révéla à cette occasion que le vrai nom de Cheyenn était Samuel, dit Sam Montana-Touré, identifié grâce à un passeport retrouvé dans la masse de papiers qu’il gardait auprès de sa couche. Le document signalait une double nationalité, française et sénégalaise. Il était né à Saint-Louis d’un père français, Jacques Montana, et d’une mère mandingue, Sanakha Touré, tous deux aujourd’hui décédés. Étrangement il avait gardé officiellement les noms de son père et de sa mère. Et j’avais du mal à réaliser que cet homme aux grands yeux brûlants, au visage creusé et vieilli, avait à sa mort moins que mon âge : quarante-huit ans.
Sans grand espoir de succès je pris contact avec le juge d’instruction chargé du dossier et je lui fis part de mon souhait de le rencontrer. À ma grande surprise il se montra ouvert à ma demande. C’était un quinquagénaire un peu épais, aux allures de dandy et dont le demi-sourire fatigué flottait au-dessus d’un amoncellement de dossiers dans un réduit surencombré du Palais de Justice. Il s’appelait Claude Hagenas. M’écouta exposer mon projet de film, parut curieusement s’y intéresser, posa une brève question sur ce que je pouvais attendre d’une démarche envers un juge étant donné le secret de l’instruction, puis demanda d’un air entendu si je voyais une objection à ce qu’il visionne les rushes du premier documentaire. Je sentais qu’il y avait
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