Cheyenn
balayait lentement la salle des machines et cherchait à capter derrière les vitres du petit bureau la silhouette indécise de son compagnon, ce géant qui nous avait lancé des regards depuis le fond de l’ombre comme un animal de nuit pris au piège de la lumière, tenté de s’enfuir, anxieux de laisser sans protection son repaire.
Au long des quatre interviews qui suivirent la mort de Cheyenn, Lukakowski supportait d’ailleurs assez mal le vide ouvert par mes questions, il lui fallait les noyer sous un flot de paroles, et quand il estimait avoir tout dit il coupait court assez brusquement et réclamait de l’argent. Je ne pense pas qu’il comprenait vraiment mon intérêt pour son compagnon, encore moins l’idée de réaliser un autre film qui ne le concernât pas lui, Vania Lukakowski. De ces conversations j’ai gardé d’interminables plans de son visage, ses yeux injectés, ses cheveux raidis par la crasse, sa face congestionnée de vieil ivrogne. Plus encore que dans le premier film le texte de sa parole est au fond vide de sens. Comme si parler n’était pour lui qu’une activité sans guide ni mémoire, le discours avançant en roue libre dans une direction puis une autre en fonction des contaminations de mots ou d’idées. Et j’aurais été bien en peine de décider si derrière son brouillard d’alcool il était hâbleur ou manipulateur, s’il souffrait d’amnésie ou ne faisait que projeter sur l’autre ses propres obsessions. Tout à la fois sans doute. Je me souviens aussi qu’il me fallait poser trois ou quatre fois certaines questions pour qu’il arrive à les entendre. S’ouvrait alors un court instant d’hébétude, il grommelait pensivement : « faut voir, faut voir…» puis se rabattait sur une autre idée. Un jour il prétendit que Cheyenn avait une femme dans la tête mais le lendemain il parut avoir oublié ce détail et me demanda tout de go pourquoi je l’interrogeais toujours sur ce type puisqu’il était mort. Le ton était celui d’une sincère incompréhension comme si cet homme vivait de pure immédiateté. Au terme de ces quatre interviews je suis d’ailleurs arrivé à la conclusion que sa relation avec Cheyenn s’était limitée à une simple proximité de corps, vague répartition des espaces, quelques échanges utilitaires, quelques habitudes qu’ils avaient en commun. Il m’est même arrivé de penser que Lukakowski aurait pu frapper à mort son compagnon d’un geste impulsif, aussitôt oublié, pour quelque motif anodin, une bouteille de vin, une paire de godasses, une vieille couverture qu’ils se seraient disputée.
Le seul intérêt de ces quatre interviews fut de m’aider à reconstituer tant bien que mal le chemin d’errance de Cheyenn. Celui-ci comportait plusieurs itinéraires reliant quatre ou cinq haltes possibles, toujours les mêmes. Je suis à peu près certain de celles-ci : la gare, le chantier du tri postal, la première écluse, le terre-plein aux conteneurs. J’ai effectué, avec Lukakowski puis seul, certains de ces itinéraires. D’un coin assez reculé de la gare j’ai regardé, comme il regardait peut-être, l’incessant manège des voyageurs, silhouettes pressées ou vacantes, sous les abois des haut-parleurs. Puis je me suis perdu dans le paysage de la désolation urbaine, chantiers ceints de palissades, routes et trottoirs défoncés, alignement de façades sinistres, mensongèrement égayées de panneaux publicitaires. Le long du chemin de halage se succèdent usines, hangars, silos, entrelacs de tuyaux et pipelines, recouverts d’une suie brun-noir uniforme. Dans un fracas d’effondrement métallique, des grappins aimantés déchargent la ferraille depuis un rare chaland mais, à part le grutier dans sa cabine de verre, il n’y a personne dans cette demi-friche industrielle qui longe le canal sur près de quatre kilomètres. Le terre-plein aux conteneurs est situé au pied d’un pylône, on ne sait s’il est encore un lieu d’habitation pour ouvriers, une broussaille de buddleias fleurit au pourtour et l’un des caissons est lardé de grandes lettres SKY. C’est au fond de celui-ci que Lukakowski m’a mené jusqu’à un amas de nippes, loques, chiffons, bourre de matelas, vieux papiers, magazines… Dans la pénombre humide du conteneur cela ressemblait un peu à ces matières amoncelées dont certains animaux font leur nid. Ou à ces trésors d’enfants fous qui servent, dit-on, à marquer leur
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