Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
l’avait
souligné Pieralonso Nino en rapportant le fait à l’amiral.
Dona Isabel avait sèchement refusé à Cristobal de lui louer
sa nef. Elle prétendait en avoir besoin pour fuir, le cas échéant, une flotte
portugaise qui, lui avait-on dit, faisait voile vers l’archipel avec des
intentions menaçantes. Il n’en avait pas cru un mot. Il n’y avait pas de
navires portugais dans les parages, du moins animés de mauvaises intentions à
son égard. Il savait trop bien les raisons qui avaient poussé les hommes de
Sagres à lui mettre dans la tête ce voyage à Cypango. Pourquoi aurait-il
cherché à interrompre son périple sachant qu’il courait à sa perte ? Son
échec probable offrait l’avantage de décourager pour longtemps les souverains
espagnols de se lancer dans des expéditions maritimes.
Seule consolation pour lui : les forgerons avaient
réussi à réparer le gouvernail de la Pinta. Il pouvait donc reprendre la
mer. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il serait resté encore quelques jours aux
Canaries, afin d’embarquer plus d’eau et de vivres frais. Mais ses capitaines
et ses équipages l’avaient pressé de partir, inquiets de l’arrivée éventuelle
d’une flotte portugaise. Décidément, les marins de Palos devaient avoir bien
plus que quelques peccadilles à se reprocher s’agissant de leurs expéditions à
la côte de Guinée. Ils ne croyaient qu’à demi au pardon qu’avaient obtenu pour
eux Ferdinand et Isabelle en négociant avec Dom Joao et en leur infligeant, à
titre de compensation, une amende. Ils redoutaient sans nul doute de tomber sur
quelques capitaines portugais qui ne seraient pas mécontents de solder de vieux
comptes et sordides affaires. Cristobal avait dû céder et reprendre la mer dès
le 6 septembre.
Il ne manqua pas de le rappeler à ses hommes quand, le
9 septembre, ils virent la dernière terre connue, l’île de Hierro,
disparaître à l’horizon. C’était peu de temps après le repas de la mi-journée
que le mousse avait annoncé comme à son habitude :
— À table, à table, seigneur commandant, maître et
bonne compagnie, la table est prête ; la viande est prête ; l’eau
comme d’habitude pour le seigneur commandant, le maître et la compagnie. Vive
la reine de Castille par mer et sur terre ! Que celui qui lui déclare la
guerre perde la tête ; celui qui ne dira pas amen n’aura rien à boire !
La table est mise, celui qui ne viendra pas ne mangera pas.
Rares avaient été les hommes à venir manger. Ils étaient
restés accoudés au bastingage, regardant la terre s’effacer progressivement.
Désormais, ils n’avaient que le vide devant eux. Derrière eux les Canaries et
la côte africaine dont ils s’éloignaient en cinglant vers l’ouest. Beaucoup
avaient alors gémi, pleuré et soupiré. Il avait fallu que Cristobal leur
rappelle leurs exigences d’un prompt retour pour qu’ils consentent à se calmer
et à reprendre leur labeur. Le soir, après le Salve Regina, c’était la
voix chargée d’une émotion particulière que les mousses avaient chanté leur
refrain :
Bénie soit
l’heure où Dieu est né,
Sainte Marie
qui l’a porté,
Saint-Jean
qui l’a baptisé,
Le quart est
appelé,
Le sablier
se vide,
Nous ferons
un bon voyage,
Si Dieu le
veut.
En regagnant sa cabine, Cristobal avait réfléchi à leur
inquiétude. Elle n’était pas feinte et risquait de grandir au fil des jours. Il
se promit donc de noter quotidiennement, dans son journal de bord, une distance
inférieure à celle qu’ils auraient réellement parcourue. De la sorte, quand
l’équipage l’interrogerait sur le nombre de lieues restant à faire, il pourrait
leur répliquer qu’ils étaient loin d’avoir franchi la totalité des sept cent
cinquante lieues entre les Canaries et Cypango. Il était sûr de son pilote,
Peralonso Nino, qu’il avait mis dans la confidence et qui l’avait approuvé.
Quant aux pilotes de la Niña et de la Pinta, Sancho Ruiz de Gama
et Cristobal Garcia Sarmiento, selon Peralonso Nino, ils ne savaient pas
naviguer aux étoiles, et les marins ne faisaient aucune confiance à leurs
estimations.
Cette précaution s’avéra dans un premier temps inutile. Les
hommes avaient d’autres choses en tête. Le 11 septembre, la vigie de la Santa
Maria aperçut au loin un morceau de bois dérivant sur l’eau vers lequel le
navire amiral mit le cap. C’était tout ce qui restait d’un mât de hune.
Weitere Kostenlose Bücher